CHRONIQUE — Ce n'est pas un succès, c'est un phénomène. Sally Rooney vient de ...
CHRONIQUE — Ce n’est pas un succès, c’est un phénomène. Sally Rooney vient de remporter, à 27 ans, le Costa Novel Award, l’un des prix littéraires les plus prestigieux de Grande-Bretagne, et ce, grâce à un second roman exceptionnel, Normal People, qui non seulement fait l’unanimité auprès de la critique, mais aussi s’arrache en librairie. Dès qu’un client leur demande «Avez-vous…», les libraires britanniques tendent automatiquement son livre, sans attendre la suite.
L’écrivaine irlandaise y raconte l’histoire banale de Marianne et de Connell, deux étudiants qui s’amourachent l’un de l’autre en dépit de leurs caractères et de leurs statuts sociaux opposés, et qui se séparent le plus naturellement du monde pour revenir à une plus sûre normalité. Leur passe-temps commun ? Se livrer à une sorte d’«hooligalisme intellectuel», qui consiste à démolir vocalement la médiocrité comme l’excellence des autres, «juste pour le fun». Autrement dit, les deux se rejoignent dans leur exécration de l’anormalité.
Normal People met en lumière une dynamique fondamentale de nos groupes sociaux actuels que nous refusons de voir, la suprématie de l’ordinaire. Autour de nous, tout doit être simple, habituel, courant, pour ne pas dire commun. Rien ne doit nous déranger, nous bousculer, nous déstabiliser. Il faut impérativement que notre univers immédiat soit stable et pacifié.
Mais voilà, est-ce vraiment là une vie parfaite ? Ou ne serait-ce pas plutôt un enfer d’autant plus démoniaque qu’il semble a priori paradisiaque ? Pour le savoir, un petit saut dans le temps s’impose…
Nous voilà en 1830. L’astronome belge Adolphe Quetelet est en passe de réaliser le rêve de sa vie : devenir le directeur du tout premier observatoire de Bruxelles, un projet sur lequel il planche depuis une dizaine d’années. Ce faisant, il sera en mesure, pense-t-il, de faire des découvertes qui feront de lui le nouveau Newton. Les honneurs et la gloire l’attendent, c’est certain.
Mais contre toute attente, il se produit un événement digne d’un cygne noir : la révolution éclate en Belgique ! Tous les plans de Quetelet tombent à l’eau. Furieux, il voit son pays sombrer dans le chaos et il maudit tous ceux qui n’ont rien vu venir, qui auraient dû l’avertir des changements à venir et, donc, lui permettre de corriger le tir à temps. Puis, il se dit : «Et s’il existait un moyen de prévoir les mouvements sociaux comme on prévoit les mouvements des astres?»
Sa chance, c’est que l’Europe venait tout juste de se lancer dans le «big data»: la bureaucratie naissante s’était mise à compiler toutes sortes de données, sans même savoir si celles-ci avaient la moindre utilité. C’est ainsi que Quetelet se penche sur les mesures du tour de poitrine de 5 738 soldats écossais pour en dégager la moyenne, soit 101 cm, et pour en déduire qu’il s’agissait là du tour de poitrine normal d’un soldat écossais.
À ses yeux, la norme, c’est l’excellence même, l’idéal à atteindre. Si un Écossais entendait incarner le soldat parfait, il devait afficher un tour de poitrine de 101 cm, entre autres caractéristiques physiques.
Quetelet pousse ensuite l’exercice très loin. Il établit l’indice de Quetelet – l’ancêtre de l’actuel indice de masse corporelle (IMC) -, qui permettait aux gens de se comparer à d’innombrables moyennes liées à la santé. Pour être sain, chacun se devait d’être pile dans la norme, ou à tout le moins de s’en approcher le plus possible.
C’est comme ça que la normalité est devenue une obsession moderne, aussi sournoise que séductrice…
Le hic ? C’est qu’aujourd’hui, notre univers socioéconomique exige de plus en plus d’innovation et de réinvention, et donc de personnes capables de sortir des sentiers battus, de conquérir des terræ incognitæ. Nous avons un besoin criant en gens… anormaux.
«Les rebelles ont mauvaise réputation, dit dans une entrevue accordée au magazine Rotman Francesca Gino, professeure de gestion des affaires à la Harvard Business School. Nous les considérons généralement comme des personnes contrariantes, qui compliquent ce qui est simple et qui mettent le bazar là où il y a unanimité. En vérité, les rebelles sont ceux qui changent vraiment la donne, grâce à leurs points de vue originaux qui favorisent les nécessaires changements à venir.»
Dans son livre «Rebel Talent, Mme Gino montre que ceux qui pratiquent la «déviance positive» au travail peuvent être, certes, «difficiles à gérer», mais sont incontournables pour les entreprises qui percent dans leurs marchés. Tout simplement parce qu’ils apportent «passion, dynamisme, curiosité et créativité».
«La plupart des gens évitent les tensions et les conflits, alors que les rebelles les chérissent, poursuit-elle. Au lieu de demander « Que dois-je faire ? » – en se basant sur ce qu’ils ont vu faire ou ce qu’ils ont fait auparavant – ils se demandent « Que puis-je faire ? » Ils s’opposent au statu quo de manière constructive.»
Le plus beau, c’est que chacun de nous a un rebelle qui sommeille en lui. «Une fois qu’on y a goûté, on ne veut plus revenir en arrière», dit Mme Gino, ses travaux montrant que plus les gens expérimentent, plus ils se sentent satisfaits et stimulés au travail.
Bref, rebellez-vous, sortez de la norme ! Sans quoi, nous risquons tous de sombrer dans l’horreur de Normal People…
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Un rendez-vous hebdomadaire dans Les affaires et Lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l’actualité économique à la lumière des grands penseurs d’hier et d’aujourd’hui, quitte à renverser quelques idées reçues.
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