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L’achat possible de Carrefour sème le doute, Couche-Tard perd 10%

Dominique Beauchamp|Publié le 13 janvier 2021

Pris de court par les avances de Couche-Tard, cinq analystes se prononcent à chaud pendant que le titre perd 10%.

Bien qu’Alimentation Couche-Tard (ATD.B, 37,01$) ait démontré dans le passé sa capacité à réaliser de grands coups d’éclat tout en préservant sa discipline financière, les avances préliminaires pour acquérir l’épicier français Carrefour SA risquent de «jeter de l’ombre» sur son titre jusqu’à ce que le marché ait une meilleure idée de la «destination» de ce détour inattendu, explique Irene Nattel, de RBC Marchés des capitaux.

L’effet de surprise fait d’ailleurs reculer l’action jusqu’à 10,4% à mi-scéance, mercredi, ce qui rapproche le cours du plancher annuel de 30$. 

Source: Refinitiv

De prime abord, ces discussions exploratoires surprennent puisque jusqu’ici Couche-Tard s’était entièrement concentrée sur les dépanneurs. Carrefour comptait toutefois 7 729 magasins d’accommodation à la fin du troisième trimestre, parmi un total de 12 775 établissements, précise l’analyste, soit environ 10% des revenus.

Il est toutefois possible d’imaginer que les parties puissent stratégiquement tirer profit de la mise en commun de leur chaîne d’approvisionnement, leurs relations-clients et leurs pratiques de vente omni-canal même si les deux détaillants servent des marchés distincts, dit-elle.

Après tout, fait valoir Irene Nattel, la démarcation entre les commerçants est de plus en plus fluide parce que les formats de magasins grandissent et rapetissent sans cesse. Elle donne en exemple l’achat en octobre 2020 par l’exploitant de stations d’essence EG Group et le fonds TDR Capital des hypermarchés britanniques Asda qui appartenaient à Walmart (WMT,148,97 $US) pour 9,2 milliards de dollars américains.

Dans cette transaction, les deux entreprises n’ont pas fusionné leurs activités, mais Asda compte ouvrir des dépanneurs dans les stations d’essence d’EG, révèle un article du Financial Times, publié le 12 janvier.

«Une telle transaction serait vraiment un événement gigantesque dans l’industrie de l’alimentation et de l’accommodation. Nous sommes très intéressés d’en apprendre plus sur le raisonnement d’un tel investissement et les synergies (envisagées)», a déclaré Clive Black, analyste en chef de Shore Capital, au quotidien financier.

Irene Nattel rappelle que le PDG de Couche-Tard, Brian Hannasch, a répété qu’il était un acquéreur d’actifs et de dirigeants de première qualité, lors d’une rencontre en novembre. En même temps, la société s’est retirée de transactions trop chères telles que Speedway et Cumberland Farms.

Couche-Tard a l’habitude d’exiger que les acquisitions offrent le potentiel d’ajouter de 30 à 50% au bénéfice d’exploitation. De plus, la société a réussi à dégager une rendement de l’avoir des actionnaires de 25,7% et un rendement du capital de 17%, ce qui témoigne de la discipline financière de sa stratégie d’acquisition, renchérit Irene Nattel.

Étant donné la nature préliminaire des pourparlers entre Couche-Tard et Carrefour, l’analyste de RBC ne touche pas pour l’instant à ses prévisions ni à son cours cible de 55$.

Valeur totale historique de 38,7 G$

Non seulement la transaction envisagée sort-elle du champ de compétences de Couche-Tard, mais elle aurait une valeur historique de 38,7 milliards de dollars canadiens, incluant la dette de Carrefour, soutient Martin Landry de Stifel GMP, ce qui accroît le risque.

En revanche, l’action de Carrefour est à un plancher de 20 ans an Bourse et s’échange au plus faible multiple d’évaluation en une décennie, soit 6,2 fois le bénéfice d’exploitation prévu en 2021.

«L’épicier français compose avec une croissance des bénéfices au ralenti, des pertes de parts de marché dans certaines régions et un taux de satisfaction tiède de la part des clients», explique Martin Landry.

Bien que le raisonnement et les synergies d’une telle transaction ne soient pas immédiatement apparentes, les dirigeants ont une excellente feuille de route de création de valeur pour les actionnaires par acquisition, indique l’analyste de Stifel GMP.

« Bien que cette transaction soit un «gratte-tête» à prime à bord, Martin Landry ne demande pas mieux que d’entendre la logique d’affaires des dirigeants avant de statuer.   »

L’analyste suggère que la vente de carburant, qui représente 45% des profits bruts de Couche-Tard, commençait à peser sur le titre de Couche-Tard en Bourse en raison de la perception que la pénétration croissante des véhicules électriques érode ces profits à long terme.

Carrefour n’est pas étrangère aux magasins d’accommodation puisqu’elle en exploite 7 729. Ce segment corresponde au savoir-faire de Couche-Tard, dit-ilé

23 à 25% de plus aux profits, sur papier

Sur papier, une transaction potentielle de 22 milliards de dollars canadiens (sur la base de la valeur boursière de Carrefour) est énorme en proportion de celle de 46 G$ de Couche-Tard. Après tout, son plus gros achat en 2016 a été celui de la chaîne CST Brands pour 4,4 G $US. La société a toutefois fait une offre l’an dernier pour la chaîne américaine Speedway, qui est finalement passée aux mains de la japonaise Seven Eleven pour 21 G $US.

En pleine relance, Carrefour SA se négocie à un multiple de 11 fois les bénéfices par rapport à un multiple de 17 fois pour Couche-Tard, signale pour sa part Chris Li, de Desjardins Marchés des capitaux.

Sur une base proforma, l’épicier français ajouterait donc en principe 23% au bénéfice par action de Couche-Tard, calcule-t-il. Si le marché accordait un multiple mitoyen de 14 fois aux futurs bénéfices (50% du bénéfice d’exploitation proviendrait de l’épicerie), l’action de Couche-Tard aurait une valeur de 43$ avant les synergies potentielles, modélise l’analyste.

Chris Li maintient aussi son cours cible de 51$ et se dit confiant que Couche-Tard ne procéderait pas une transaction si elle ne créait pas de la valeur.

Deux sceptiques

Pour sa part, Vishal Shreedhar, de la Financière Banque Nationale, juge que l’achat potentiel de l’ensemble de Carrefour SA serait transformationnel, mais qu’il n’offrirait pas les synergies habituelles que tire la société de la mise en marché de l’essence ou du partage des meilleures pratiques des dépanneurs. «Couche-Tard serait mieux servie en acquérant les dépanneurs de Carrefour», croit-il.

L’analyste s’étonne que Couche-Tard considère une telle transaction. Non seulement l’Europe n’était pas dans ses priorités, mais un achat qui l’éloigne de son champ de compétences signale que le détaillant augmente sa tolérance au risque dans sa stratégie d’acquisitions.

Sans les synergies, il estime tout de même que Carrefour SA ajouterait au moins 25% aux bénéfices de Couche-Tard en utilisant un multiple de 6 à 8 fois le bénéfice d’exploitation de la société française pour le coût de la transaction.

La dette de Couche-Tard grimperait toutefois de 1,9 à 3,9 fois le bénéfice d’exploitation, un niveau plus élevé que la zone de confort de la société après une transaction. «La société serait alors disposée à émettre des actions pour réduire cette dette», puisque les synergies seraient plus difficiles à réaliser cette fois, écrit-il, dans une note préliminaire.

Vishal Shreedhar maintient aussi son cours cible de 55$ pour l’instant, soit 19 fois le bénéfice prévu à la mi-2023.

Peter Sklar, de BMO Marchés des capitaux, partage l’opinion de son collègue de la FBN. «Une transaction de cette envergure exige qu’elle offre un fit stratégique évident», écrit-il. Il préfère aussi que Couche-Tard se concentre sur les dépanneurs de Carrefour.

Michael Van Aelst, de TD Valeurs mobilières, se range parmi les sceptiques. «Nous sommes disposés à leur donner le bénéfice du doute étant donné leur feuille de route, mais pas sans arguments convaincants. Nous avons du mal à voir un raisonnement stratégique», écrit-il.

Couche-Tard est-elle prête à dévier de sa stratégie parce que les occasions d’achat de dépanneurs à bon prix se raréfient ou pour se diversifier de la vente de carburant?, se demande-t-il.

«L’achat des magasins de proximité et la revente des supermarchés à un partenaire auraient été bien reçus, mais la dépêche de Couche-Tard ne nous laisse pas cette impression», indique Michael Van Aelst.

L’analyste de TD  s’inquiète du niveau d’endettement et se demande aussi si une émission d’actions serait nécessaire pour financer un achat de 36 à 38 G$.

Il avait retiré sa recommandation d’achat la semaine dernière. L’achat de Carrefour ajoutera selon lui à l’anxiété que provoque déjà la montée en force des automobiles électriques. Son cours cible est de 49$.

Martin Landry, de Stifel GMP, estime que Couche-Tard pourrait financer entièrement la transaction avec de la dette même si le ratio d’endettement grimpait jusqu’à 4 fois le bénéfice d’exploitation si l’on se fie au bénéfice net de 1,5 G$ CA de Carrefour prévu en 2021.

Son rapport préliminaire énumère plus d’arguments en faveur de la transaction que l’inverse, à raison de 5 contre 3. Il conserve sa recommandation d’achat et son cours cible de 54$, pour l’instant.