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Économie mondiale: et s’il n’y avait pas d’atterrissage?

John Plassard|18 mars 2024

Économie mondiale: et s’il n’y avait pas d’atterrissage?

(Photo: 123RF)

EXPERT INVITÉ. Soyons très clair: tout le monde a été surpris pas la vigueur économique américaine en 2023.

Alors que la majeure partie des économistes pariaient sur une entrée en récession de la première économie mondiale, cette dernière a connu une croissance de plus de 2% avec un taux de chômage nettement en dessous des 4%.

Alors que le consensus s’accorde sur le fait que l’année 2024 devrait se traduire par un « soft landing » (atterrissage en douceur), une nouvelle éventualité fait de plus en plus son chemin: le « no landing » (dont nous estimons actuellement les probabilités à 20%). Que faut-il en penser et quelles seraient les conséquences économiques d’un tel scénario?

 

Les faits

Si 18 mois de hausse des taux d’intérêt par la Réserve fédérale étaient censés refroidir la plus grande économie du monde, les consommateurs américains en ont eu une autre idée. L’économie américaine a finalement progressé de 3,1% en glissement annuel au quatrième trimestre 2023, soit la plus forte hausse depuis environ deux ans, après une hausse de 2,9% au troisième trimestre.

Ce qui a rendu la croissance explosive si surprenante, c’est ce qui l’a précédée : la campagne de resserrement de la politique monétaire la plus agressive menée par la Fed depuis des décennies. La banque centrale a relevé ses taux d’intérêt à 11 reprises depuis mars 2022, pour atteindre leur plus haut niveau depuis 22 ans, entre 5,25% et 5,5%, dans le but de refroidir l’économie et d’étouffer l’inflation.

L’étonnante résistance de l’économie américaine à ce jour est due à une force principale: les dépenses de consommation, qui ont été de loin le principal facteur de l’essor de l’économie en 2023, représentant plus de la moitié de l’augmentation annualisée. Soutenue par un marché du travail sain, la demande continue de main-d’œuvre a donné aux gens la confiance nécessaire pour continuer à acheter.

Si la majeure partie des investisseurs parient maintenant sur une baisse de la croissance de la première économie mondiale, on ne peut exclure que cette année soit similaire à l’année dernière et que nous assistions non pas à un « soft landing » (atterrissage en douceur), mais à un « no landing »…

 

Définition du «no landing»

Avant de voir comment évoluent les actifs durant un « no landing », il convient d’analyser ce que signifie un « no landing ». Logique me direz-vous.

Dans un scénario sans atterrissage, la croissance économique américaine resterait solide, tandis que le ralentissement actuel de l’Europe s’inverserait. L’inflation de base resterait stable et s’établirait à un ou deux points de pourcentage au-dessus des objectifs de la banque centrale, ce qui encouragerait les responsables de la politique monétaire à continuer de maintenir les taux d’intérêt à un niveau élevé.

Par exemple, si la croissance économique se poursuit à un niveau égal ou supérieur à la tendance, mais que l’inflation ne revient pas dans la fourchette de 2 à 2,25% en taux annualisé, l’économie américaine pourrait être considérée comme étant dans un environnement sans atterrissage (no landing)

Dans ce cas théorique toujours, la Fed serait tenue de gérer les taux directeurs plus étroitement et nous pourrions assister à des bulles d’actifs et à des déséquilibres en matière d’emploi, entre autres.

En bref, c’est comme si l’économie tournait trop vite. Cela diffère d’un atterrissage en douceur (« soft landing »), où l’économie se refroidit progressivement sans provoquer de récession.

 

À SUIVRE -> Les baisses de taux se raréfient dans un «no landing»

Les baisses de taux se raréfient dans un «no landing»

Dans un scénario théorique d’un « no landing », comme nous l’indiquons au Point b, la Fed doit gérer les taux directeurs plus étroitement que dans le cas d’un soft landing. Très concrètement, en cas de « no landing », il pourrait y avoir moins de 3 baisses de taux qu’escompté actuellement par la Fed ou encore le consensus, voire aucune baisse en 2024!

C’est entre autres la théorie de Torsten Slok, le chef économiste d’Apollo. Ses arguments sont les suivants :

1. L’économie ne ralentit pas, elle accélère à nouveau. Les prévisions de croissance pour 2024 ont fait un bond en avant à la suite du pivot de la Fed en décembre et de l’assouplissement des conditions financières qui en a découlé. Les prévisions de croissance pour les États-Unis continuent d’être révisées à la hausse.

2. Les mesures sous-jacentes de l’inflation tendancielle sont en hausse.

3. L’inflation «supercore», la mesure de l’inflation préférée par le président de la Fed, Jerome Powell, est en hausse.

4. À la suite du pivot de la Fed en décembre, le marché du travail reste tendu, les demandes d’allocations chômage sont très faibles et l’inflation salariale se maintient entre 4% et 5%.

5. Les enquêtes auprès des petites entreprises montrent qu’un plus grand nombre d’entre elles prévoient d’augmenter leurs prix de vente.

6. Les enquêtes sur l’industrie manufacturière montrent une tendance à la hausse des prix payés, un autre indicateur avancé de l’inflation.

7. Les prix payés par l’ISM dans le secteur des services sont également orientés à la hausse.

8. Les enquêtes auprès des petites entreprises montrent qu’un plus grand nombre d’entre elles prévoient d’augmenter la rémunération des travailleurs.

9. Les loyers demandés augmentent, de plus en plus de villes connaissent une hausse des loyers, et les prix des logements augmentent.

10. Les conditions financières continuent de s’assouplir à la suite du pivot de la Fed en décembre, avec un nombre record d’émissions IG (« investment grade »), un nombre élevé d’émissions HY (« high yield »), une augmentation de l’activité IPO, une augmentation de l’activité M&A (fusions et acquisitions), un resserrement des « spreads » de crédit et un marché boursier atteignant de nouveaux sommets. Les conditions financières s’étant considérablement assouplies, il n’est pas surprenant que les chiffres de l’emploi non agricole et de l’inflation aient été élevés en janvier, et nous devrions nous attendre à ce que cette vigueur se poursuive.

En définitive, selon Apollo toujours, la Fed passera la majeure partie de l’année 2024 à lutter contre l’inflation…

 

À SUIVRE -> Comment évoluent les actifs dans un scénario de «no landing»?

Comment évoluent les actifs dans un scénario de «no landing»?

Dans un scénario de « no-landing », plusieurs actifs évoluent de plusieurs manières

 

Les obligations:

Le scénario de « no landing » serait le plus dangereux pour les obligations d’État et les obligations de qualité, avec une inflation qui se maintiendrait bien au-dessus de l’objectif et une nouvelle série de hausses de la Réserve fédérale américaine.

Les obligations d’État Américaines à long terme (telles que les bons du Trésor) pourraient être particulièrement touchées.

Ensuite, la possibilité d’une forte liquidation de ces obligations se pose. Les rendements des obligations d’État à long terme pourraient devoir s’ajuster à la hausse pour tenir compte de la robustesse des données économiques, de la facilité des conditions financières et du risque de nouvelles mesures de lutte contre l’inflation de la part de la Réserve fédérale.

Enfin, les investisseurs qui s’attendaient à ce que les rendements des bons du Trésor baissent durablement par rapport à leurs précédents sommets pourraient être confrontés à des difficultés.

Les obligations indexées sur l’inflation à moins de dix ans pourraient surperformer, stimulées par des surprises à la hausse en matière d’inflation et protégées par leur durée relativement courte et leur bêta inférieur à celui des obligations d’État nominales.

D’un point de vue géographique, les États-Unis bénéficieraient d’une meilleure croissance et d’une inflation plus élevée, et les rendements américains augmenteraient donc davantage que les alternatives européennes.

En bref, des taux d’intérêt élevés plus longtemps se traduisent par une baisse de la durée. Dans ce scénario, nous préférerions donc les crédits de haute qualité et les liquidités aux obligations d’État, ainsi que les dettes indexées sur l’inflation plutôt que les dettes nominales, car les marchés devraient revoir leurs prix en fonction d’une inflation structurellement plus élevée.

 

Les actions:

En cas de scénario de « no landing », on pourrait assister à un scénario bien plus volatil que d’habitude.

L’incertitude des marchés boursiers pourrait conduire à un comportement prudent de la part des investisseurs.

Dans un environnement où il n’y a pas d’atterrissage, il est historiquement préférable de privilégier les actions américaines de moyenne capitalisation plutôt que les actions de croissance de méga-capitalisation.

Les valorisations des valeurs moyennes (Russell 2000) semblent plus raisonnables et pourraient bénéficier d’une croissance économique soutenue.

Maintenant, comme le rappelait Fidelity en 2023, en supposant que l’un des moteurs du scénario de non-atterrissage soit une forte performance économique de la Chine ces prochains mois, certains exportateurs européens, en particulier l’Allemagne, devraient être en position de tête pour en bénéficier.

Le Japon, également sensible à la croissance chinoise, devrait également réagir positivement et nous nous attendons à voir la croissance s’accélérer sur les marchés émergents, ce qui profitera également aux exportateurs.

 

En termes de style, durant un «no-landing», voici ce que l’on constate:

• Une surperformance de la «Value» par rapport à la croissance (historiquement les valeurs cycliques sensibles aux taux d’intérêt)

• Une meilleure « tenue » des sociétés ayant un important pouvoir de fixation des prix (pricing power), c’est-à-dire des entreprises qui contrôlent leurs coûts d’entrée et de sortie.

• Les sociétés qui ont un bilan bien structuré, avec un effet de levier limité, et les entreprises capables de créer des flux de trésorerie disponibles sur une base annuelle seraient aussi les grands gagnants.

• Il faut surperformer les moyennes capitalisations américaines aux méga-capitalisations de croissance (ce qui est aussi vrai pour un scénario de « soft-landing »). Les valorisations des moyennes capitalisations semblent beaucoup plus raisonnables et seraient bien placées pour bénéficier de l’environnement de croissance économique résilient qu’implique un scénario sans atterrissage.

• Les marchés émergents plus cycliques, comme la Corée et Taïwan, profiteraient théoriquement du « no landing », étant donné leur exposition au cycle des semi-conducteurs, sensible à la croissance.

• Les matières premières

Les matières premières, en particulier le pétrole, se portent historiquement bien dans un scénario de non-atterrissage, ce qui profiterait à certains indices comme le marché britannique, dont la pondération dans ces secteurs est importante.

En revanche, une inflation persistante serait une mauvaise nouvelle pour les entreprises sensibles aux coûts des intrants et mettrait les marges sous pression (le secteur de la consommation de base par exemple).

Si la raison du « no-landing » est à mettre sur le compte de la vigueur économique chinoise, de nombreuses autres matières premières pourraient surperformer. On songe notamment au cuivre, à l’acier ou encore à l’aluminium.

• Les devises

Dans un scénario « sans atterrissage », l’économie américaine continue de croître malgré les efforts de la Réserve fédérale pour contrôler l’inflation par des hausses de taux d’intérêt. Historiquement, le dollar a tendance à se renforcer dans ce scénario en raison de plusieurs facteurs :

• Attentes en matière de taux d’intérêt : Lorsque la Fed maintient ses taux à un niveau élevé pour contrôler l’inflation, elle attire les capitaux étrangers à la recherche de rendements plus élevés.

• Confiance des investisseurs : Une économie en croissance et une inflation stable renforcent la confiance des investisseurs dans le dollar.

• Statut de valeur «star»: Le dollar est considéré comme une monnaie « star » en période de « no-landing ».

Si ceci est vrai pour le dollar, il le serait aussi pour l’Euro si on parlait de « no-landing » pour la zone euro par exemple.

 

Synthèse

Nous avons été surpris par la vigueur économique américaine en 2023, le serons-nous en 2024? Si tel devait être une nouvelle fois le cas, on ne peut exclure qu’un scénario de «no landing» se matérialise ces sept prochains mois. Ce n’est actuellement pas notre scénario central, il convient cependant d’être préparé afin de pouvoir adapter son portefeuille en conséquence…

 

 

Ce texte est tiré de l’infolettre quotidienne de John Plassard, gracieuseté de Mirabaud

 

** Veuillez prendre note que les visuels de notre expert sont présentés en anglais à titre informatif et ne peuvent être traduits par notre équipe. Merci de votre compréhension.