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La magie de l’intérêt composé ne suffit pas

Stéphane Rolland|Édition de la mi‑juin 2019

ANALYSE. Faisons un exercice mathématique. Maude, 20 ans, décide d'investir 1 000 $ par année pour toutes ...

ANALYSE. Faisons un exercice mathématique. Maude, 20 ans, décide d’investir 1 000 $ par année pour toutes les années de sa vingtaine. Puis, elle laisse son argent fructifier sans épargner davantage afin de prioriser d’autres objectifs financiers.

Du même âge, Sandrine choisit une démarche différente. La retraite étant lointaine, elle décide de «profiter de sa jeunesse», mais se met à l’épargne avec la même régularité à partir de 30 ans. Elle investit 1 000 $ par année pour les 35 prochaines années. À un rendement annuel composé de 7 %, lequel des deux portefeuilles aura la plus grande valeur lorsqu’elles auront 65 ans ?

Réponse : ce sera celui de Maude. Elle aura 157 843 $ à 65 ans. Pour sa part, Sandrine aura accumulé près de 10 000 $ de moins, soit 147 913 $. Cet exemple est très éloquent sur les pouvoirs de la «magie des intérêts composés». Maude, qui n’investit que 10 ans de sa vie est plus riche que Sandrine qui a épargné durant 35 ans. On a beau saluer la clairvoyance de l’épargne précoce, on a presque envie de crier à l’injustice.

Cette fameuse «magie des intérêts composés» est une notion importante en investissement. Or, tout bon magicien vous dira qu’un tour réussi est basé sur une adroite illusion. Dans le cas qui nous concerne, on ne fait pas référence à la formule, mais bien aux espoirs de rendements à long terme.

Nos espoirs

L’idée est fortement ancrée parmi les investisseurs que, bon an, mal an, les actions procureront un rendement annuel composé de 7 % à long terme. Or, ce scénario pourrait être trop optimiste à un moment où les évaluations boursières sont élevées.

Même si l’éclatement de la bulle techno et la crise financière de 2008 n’ont pas été des épisodes de tout repos, les investisseurs de longue date ont été habitués à voir leur patience généreusement récompensée à long terme, en dépit de la «décennie perdue» des années 2000. En tenant compte du dividende et en soustrayant l’effet de l’inflation, le S&P 500 a affiché un rendement annuel composé réel de 8,4 % dans les années 1980 et de 14,4 % dans les années 1990, selon des données de Seeking Alpha. Au 30 avril dernier, le rendement réel était de 9,5 % pour notre décennie, presque achevée.

Un investisseur qui aurait commencé à investir à 25 ans en 1980 aurait 64 ans aujourd’hui ; il aurait ainsi évité les deux décennies faméliques qu’ont été les années 1960 et 1970 à la Bourse américaine. Le marché a affiché un rendement annuel composé de seulement 2,3 % dans les années 1960, toujours en tenant compte du dividende et de l’inflation. Ces rendements modestes ont été suivis d’une destruction de valeur annuelle de 6,2 % dans les années 1970, en raison notamment de l’inflation galopante.

Au moment où les évaluations sont élevées, un ralentissement de la cadence n’est pas une idée farfelue. Sans nécessairement prévoir un rendement réel négatif, bien des stratèges croient que les investisseurs devront se contenter de moins. C’est le cas de la firme Vanguard, notamment, qui s’attend à un rendement annuel composé de 3 % à 5 % pour les actions américaines au cours de la prochaine décennie, sans tenir compte du dividende et de l’inflation.

Avec un rendement de 3 %, Maude aurait atteint l’âge de 65 ans avec un portefeuille de 33 226 $ au lieu de 157 843 $, dans notre exemple du début. Sandrine, elle aussi, serait moins riche, mais elle aurait réussi à rattraper Maude avec un portefeuille de 66 276 $. C’est encore un bel exemple du monde de différence que créer les intérêts composés à long terme.

Un rendement de 3 % sur 45 ans peut sembler très pessimiste. Ce l’est effectivement pour les actions, mais ce ne l’est pas tellement pour le détenteur d’un portefeuille équilibré. L’Institut québécois de la planification financière (IQPF) recommande à ses membres de prévoir un rendement de 4,99 % avant les frais pour un portefeuille composé à 50 % d’actions et à 50 % d’obligations, selon leurs hypothèses de rendement 2019 publiées le 30 avril dernier. En ajoutant des frais de gestion de 1,25 %, la projection est réduite à 3,74 %. Certains lecteurs investisseurs avertis argumenteront qu’ils sont en mesure d’investir à moindre coût et qu’ils ont une plus grande tolérance au risque, ce qui leur permet d’espérer de meilleurs rendements. Le profil présenté par l’IQPF correspond tout de même à celui de nombreux épargnants.

Moins de leviers ?

Revenons au marché boursier. Une action a trois leviers pour enrichir ses actionnaires : l’augmentation du bénéfice par action (croissance réelle et/ou rachat d’actions), le dividende et une augmentation du multiple. Maintenant que les multiples sont déjà élevés, un de ces trois leviers a perdu de son efficacité.

À cet égard, le ratio CAPE (Cyclically adjusted price-to-earning), créé par le professeur d’économie Robert Shiller, laisse entendre que les marchés sont historiquement chers. Cette mesure compare le prix d’un actif par rapport aux bénéfices générés durant les 10 années précédentes. L’idée est que le portrait sur une décennie écoulée serait plus fidèle que le ratio cours/bénéfice des 12 prochains mois, qui est parfois embelli par les prévisions optimistes des analystes.

Le ratio CAPE avoisinait les 30 fois à la mi-mai. C’est moins que les 44,2 fois d’avant la bulle techno, mais un seuil comparable aux 32,12 fois d’avant la crise de 2008 et de 32,56 fois d’avant la crise de 1929. La moyenne historique depuis plus d’un siècle est de 16,6 fois.

Comme n’importe quel indicateur futur, le ratio CAPE est l’objet de critiques. Les dix années précédentes comptent encore l’exercice 2009, une année horrible pour la rentabilité des entreprises. Quand 2009 ne sera plus comptabilisée dans le ratio CAPE en 2020, le bénéfice des 10 dernières années sera plus élevé. Cela fera en sorte que le prix du marché pourrait avoir l’air plus abordable que maintenant. Certains critiques affirment aussi que le bénéfice demeure une mesure imparfaite et que des ajustements comptables peuvent venir fausser le portrait. D’autres diront que le contexte de faible inflation fait en sorte qu’il est légitime de payer plus cher pour des bénéfices futurs.

S’il n’est pas infaillible, le CAPE invite tout de même à la prudence. Si vos rendements futurs sont moins généreux, vous devrez épargner davantage pour atteindre vos objectifs. Au pire, si vos rendements sont meilleurs que prévu, vous n’en sortirez que plus riche. Mieux vaut prévenir que guérir.

Einstein et les intérêts composés

Petit aparté. La légende veut qu’Albert Einstein ait déjà dit que les taux d’intérêt étaient la huitième merveille du monde, rien de moins. Or, nous n’avons trouvé aucune trace qui authentifie la paternité de cette citation. Spécialistes des citations, Fred Shapiro, éditeur du Yale Book of Quotations, dit n’en avoir trouvé aucune trace, lui non plus, lors d’une entrevue au Boston Globe en 2016. Il doute cependant que le célèbre physicien ait eu le temps de réfléchir à la question. Même si elle est faussement attribuée à un des plus grands cerveaux, la citation n’en demeure pas moins brillante. Les intérêts composés sont effectivement une chose merveilleuse pour l’épargnant qui renonce à certaines gratifications immédiates pour multiplier la valeur de son patrimoine futur.