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Pourquoi Buffett n’investit pas son encaisse?

Les investigateurs financiers|Publié le 15 mai 2020

Pourquoi Buffett n’investit pas son encaisse?

Warren Buffett et Charlie Munger, durant l'assemble annuelle des actionnaires 2019 de Berkshire Hathaway. (Photo: Getty Images)

BLOGUE INVITÉ. «Regarde-le bien aller. Tu vas voir qu’il ne restera pas les bras croisés!» Cette réplique m’a été servie par un investisseur vers le milieu du mois de mars dernier. Il faisait référence à Warren Buffett, et aux 125 milliards de dollars américains que sa société Berkshire Hathaway (BRK-B, 170,04$US) détenait au 31 décembre.

Comme la Bourse avait chuté de façon importante en peu de temps, cet investisseur voyait une occasion en or pour Buffett de déployer une bonne partie de ce précieux capital. Enfin!

M. Buffett semblait optimiste, avant le creux atteint en Bourse. Dans une entrevue avec Becky Quick à CNBC le 24 février, il suggère d’acheter des actions si on en a pour notre argent. Il a alors mentionné sa recommandation de 2008. À l’époque, tout allait mal, les manchettes regorgeaient de mauvaises nouvelles. Mais comme la Bourse avait cédé beaucoup de terrain, il considérait que miser sur la force et la résilience de l’économie américaine s’avérerait profitable pour les investisseurs. On reconnaissait bien sa réaction typique face aux tourmentes du marché: «Soyez craintif quand les autres sont avides. Soyez avide quand les autres sont craintifs.»

Dans l’entrevue, Becky Quick a cherché à savoir si Berkshire était un acheteur net à ce moment-là. Buffett a alors prodigué son discours usuel, à l’effet que personnellement, il était un acheteur net depuis l’âge de 11 ans et qu’au cours de sa vie, il a assisté à 15 changements de présidents américains. Les États-Unis ont traversé des guerres et des récessions, pour finalement toujours donner raison aux investisseurs optimistes. Autrement dit, la pandémie constituait une crise comme les autres sur le plan financier.

Durant l’entrevue, Buffett a cité en exemple American Express (AXP, 81,89$US), qui se négociait alors à environ 126$US. Il a expliqué que l’idée consiste à savoir si au prix actuel, on fait face à une belle opportunité par rapport aux perspectives à long terme, et non en fonction du prix en Bourse des prochaines semaines.

Or, quelques semaines après l’entrevue, le titre avait cédé près de la moitié de sa valeur. Voilà de quoi se réjouir, non? Un titre intéressant au prix X devrait normalement s’avérer doublement intéressant à la moitié de ce même prix. Pourtant, Berkshire Hathaway n’aurait apparemment presque rien acheté durant la débâcle boursière du mois de mars!

Quant aux quatre compagnies aériennes détenues dans le portefeuille de Berkshire Hathaway, elles ont subi des baisses impressionnantes entre le 24 février (date de l’entrevue), et leur creux atteint en mars. Southwest Airlines (LUV, 23,92$US), Delta Airlines (DAL, 19,24$US), American Airlines (AAL, 9,18$US) et United Airlines (UAL, 20,22$US) ont cédé respectivement 43%, 60%, 61% et 72% en quelques semaines seulement.

L’investisseur cité précédemment avait raison: M. Buffett n’est pas demeuré les bras croisés durant la débâcle boursière: il a vendu ses compagnies aériennes! Autrement dit, Berkshire n’a pas été un acheteur opportuniste durant ce temps, et ce, malgré les 133G$US en encaisse dans ses filiales d’assurance! On parle bien ici de 8G$US de plus qu’au 31 décembre dernier.

Voici ce qui me laisse particulièrement songeur. Buffett a depuis longtemps une admiration sans bornes pour Alphabet (GOOG, 1 369,04$US) et Amazon (AMZN, 2 382,32$US). Par rapport à Jeff Bezos, le fondateur d’Amazon, il a déclaré il y un an qu’il demeurait toujours à l’affût du futur et qu’il avait entrevu ce qui s’avérait possible. «Il est incroyable», avait-il souligné. En 2019, Berkshire a acquis des actions pour la première fois, et Buffett a mentionné qu’il avait été idiot de ne pas le faire plus tôt. Il a cependant précisé qu’il ne s’agissait pas de son idée: l’achat vient de l’un de ses deux gestionnaires (Todd Combs ou Ted Weschler).

Non seulement il n’a jamais acquis d’actions d’Alphabet ou d’Amazon de son propre gré, mais dans une entrevue récente avec Andy Serwer, l’une de ses réponses m’a stupéfait. Après avoir avoué son erreur de ne pas avoir investi dans Google, Serwer lui a demandé:

-Serwer: Ok, et Amazon, même histoire?

-Buffett : Entreprise incroyable.

-Serwer: Mais pourquoi… il n’est pas trop tard pour investir dans ces titres, n’est-ce pas?

-Buffett: Je ne sais pas.

-Serwer: Mais vous ne le faites pas. Vous n’êtes pas en train de les acheter.

-Buffett: Non, mais je n’achète pas vraiment. Je pense beaucoup à ces entreprises; Charlie aussi. Elles ont des parcours incroyables.

 

Je suspecte que M. Buffett a toujours hésité à cause de leurs évaluations. Pour arriver à les voir comme des aubaines, on doit nécessairement estimer leur potentiel à moyen et long terme, et croire en leurs capacités de croître malgré leur taille actuelle. Cependant, prenons le cas d’Amazon. Lors de la dégringolade boursière, le titre est passé de son sommet de 2170$ à 1676$. On doit en déduire que le prix n’était pas assez attrayant pour lui. Pourtant, la pandémie a nettement favorisé la transition vers les ventes en ligne. Amazon peine à répondre à la demande actuellement.

Je soupçonne une autre raison pour ne pas avoir été davantage opportuniste. Lors de la présentation annuelle en ligne de Berkshire Hathaway du 2 mai dernier, M. Buffett ne semblait pas très optimiste. Il a discuté à propos de la dépression des années 30, du marché boursier qui avait rebondi et ensuite rechuté, etc. À un moment donné, il a précisé qu’il souhaitait éviter de dépendre de la générosité des étrangers lorsqu’une crise de liquidités sévère survient. Étant donné la pandémie et toute l’incertitude qu’elle crée, il préfère conserver un maximum d’encaisse.

Or, si on jette un coup d’oeil aux types d’entreprises que Berkshire détient, on peut facilement envisager des jours sombres causés par le confinement et ses répercussions à moyen et long-terme. Berkshire détient beaucoup de sociétés oeuvrant dans des secteurs que je considère plus traditionnels, contrairement à Amazon, Google ou Facebook. Il suffit de consulter la liste des entreprises dans son dernier rapport annuel (page A1 vers la fin).

La pandémie a grandement accéléré la transition vers l’économie en ligne. Peu de sociétés sont prêtes pour un changement aussi rapide. Malgré la découverte d’un vaccin contre la COVID-19, les habitudes des gens auront déjà changé. Dans un tel contexte, il est possible qu’il soit préférable dans le cas de Berkshire de se préparer au pire, juste au cas, et être en mesure de pouvoir supporter toutes ses filiales.


P.S.: Petit détail révélateur. Berkshire a racheté de ses propres actions entre 203$ et 226$ du 3 janvier au 10 mars 2020. Par contre, il n’y a pas eu de rachat par la suite, alors que le titre a fluctué entre 162$ et 194$!

 

Rémy Morel, CIM, Associé Barrage Capital