Pierre Karl Péladeau dresse un bilan fort positif de l’acquisition de Freedom Mobile. (Photo: Simon Prelle)
D’un côté, une entreprise qui occupe une place de chef de file au Canada qui souhaite augmenter sa présence au Québec. De l’autre, une société québécoise qui se lance à l’assaut du marché canadien. Un peu plus d’un an après la fusion qui a permis à Rogers d’acquérir Shaw Communications et à Québecor de mettre la main sur Freedom Mobile, les deux entreprises ont encore beaucoup de pain sur la planche, a constaté Les Affaires, qui a pu interviewer les têtes dirigeantes des deux empires.
Rogers (RCI.B, 52,27 $) a terminé l’intégration de Shaw avec un an d’avance sur l’échéancier. «L’industrie des télécommunications repose beaucoup sur les économies d’échelle. En ce sens, l’acquisition de Shaw Communications nous rend plus forts à travers tout le Canada et pas seulement dans les provinces de l’Ouest», soutient le président et chef de la direction de l’entreprise, Tony Staffieri, qui dit considérer le Québec comme un marché ayant un potentiel de forte croissance pour Rogers.
Ce dernier rappelle que la société a récemment lancé l’Internet résidentiel et pour entreprises Rogers 5G au Québec. La mise en marché d’un service de télévision dans la province devrait avoir lieu d’ici la fin du second trimestre par un accès Internet tiers (ATI). Du côté des services aux entreprises, Rogers se prépare aussi à offrir Voix Avantage, un service de téléphonie IP, en sol québécois. Le dirigeant souhaite ainsi contribuer à augmenter la concurrence dans la province, ce qui devrait profiter à la clientèle.
De son côté, le président et chef de la direction de Québecor (QBR.B, 29,19 $) et de Vidéotron, Pierre Karl Péladeau, dresse un bilan fort positif de l’acquisition de Freedom Mobile, qui a permis à la transaction entre Rogers et Shaw de se matérialiser.
« Globalement, pour nous, l’acquisition nous a permis d’augmenter significativement notre part de marché dans l’industrie de la téléphonie mobile au Canada. L’environnement est beaucoup plus concurrentiel aujourd’hui qu’il ne l’était avant la transaction », soutient-il.
Statistique Canada confirme les dires des deux dirigeants, affirmant que les prix des forfaits de téléphonie mobile à travers le pays avaient reculé de plus de 26 % entre les mois de mars 2023 et 2024.
«Au Québec, nous avons déjà une part de marché significative grâce à l’assemblage de tous nos produits, ce qui fait en sorte que notre potentiel de développement s’était ralenti. Comme c’est notre territoire historique, il nous fallait explorer d’autres marchés et on ne voulait pas le faire aux États-Unis ; on voulait que ça passe par les autres provinces canadiennes», précise Pierre Karl Péladeau.
Ce dernier soutient que Québecor n’était pas un acquéreur de choix pour Rogers, mais qu’il lui a été facile de convaincre les autorités que la société québécoise était la meilleure option pour devenir un véritable quatrième opérateur mobile au Canada. Selon lui, la transaction a été un facteur déterminant dans la diminution des prix des forfaits de téléphonie mobile au pays depuis un peu plus d’un an.
Le dirigeant de Québecor dit également avoir acheté plus qu’un service de téléphonie avec Freedom Mobile : «Nous avons aussi acquis un réseau qui nous permet d’offrir des forfaits 5G au Québec, en Ontario, en Alberta et en Colombie-Britannique. Nous n’avons pas l’ambition de desservir l’ensemble du marché canadien à court terme. On a acheté du spectre au Manitoba et nous allons construire nos infrastructures progressivement, mais nous n’avons rien en Saskatchewan, à Terre-Neuve-et-Labrador et dans les provinces de l’Atlantique. Dès que nos clients sortiront du périmètre de notre réseau, nous allons rester un opérateur de réseau mobile virtuel», dit-il.
Il ajoute que sans le réseau de Freedom Mobile, il aurait été beaucoup plus difficile pour Vidéotron de se bâtir une clientèle à l’extérieur du Québec et de certains secteurs en Ontario. « Nous aurions été forcés de nous bâtir un réseau ou de nous entendre avec un opérateur du “Big Three” (Bell [BCE, 46,62 $] Rogers et Telus [T, 21,99 $]) pour utiliser son réseau. Est-ce que ça aurait pu fonctionner? La concurrence est vive dans l’industrie, alors je ne me fais pas trop d’illusions », raconte-t-il.
Il ambitionne aussi d’offrir un assemblage de services aux clients de Freedom Mobile. En mai dernier, la société a lancé les services Freedom Home Internet et Freedom TV dans certaines régions de l’Ontario, et souhaite offrir progressivement cette possibilité à toute sa clientèle.
La stratégie de Rogers au Québec
«Nous avons toujours eu une très bonne pénétration au Québec pour ce qui est de la téléphonie mobile. Nous prévoyons des investissements de 4 milliards de dollars cette année, dont une portion importante au Québec, pour bâtir plus de 200 nouvelles tours cellulaires. Notre vision stratégique est d’arriver à offrir une suite de produits à nos clients, incluant tout ce dont ils ont besoin en matière de connectivité», précise Tony Staffieri.
Ce dernier ajoute que Rogers utilise son propre réseau pour tous ses besoins de connectivité liés à la 5G, mais qu’elle allait payer le prix de gros pour utiliser les réseaux d’entreprises comme Cogeco et Vidéotron pour ses autres besoins.
« Lorsque nous aurons atteint une masse critique de clients dans une région donnée, il nous faudra alors prendre la décision d’y bâtir notre propre réseau de fibre optique », dit-il. Pour augmenter sa présence au Québec, Rogers compte utiliser la même formule que dans tous les autres marchés où l’entreprise est présente.
« Avec Shaw, nous desservons les deux tiers des foyers canadiens. En ajoutant certaines régions de l’Ontario et le Québec, nous pourrons atteindre le dernier tiers. L’occasion est immense pour nous », ajoute Tony Staffieri.
Il soutient que Rogers cible tous ses marchés de la même manière, en tentant de comprendre ce que les clients apprécient dans une région donnée, en tentant d’y répondre le mieux possible. « La proposition de valeur est importante. Nos équipes de chaque région du pays ont les coudées franches pour offrir aux clients de leurs régions ce dont ils ont besoin, tout en s’impliquant dans la communauté », dit-il.
Au cours des prochaines années, il dit souhaiter que les ménages et entreprises québécois aient développé un attachement pour les marques de Rogers, et sans trop s’avancer, il dit espérer une augmentation continue des parts de marché de la société dans toute la province.
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Droit devant
Au premier trimestre, Rogers et Québecor ont respectivement gagné 61 000 et 60 000 abonnés nets à leurs services de téléphonie mobile, soit 32 % et 31 % du total des 191 000 ajouts recensés par la Banque Scotia, qui précise que Telus arrive au troisième rang, avec un gain de 45 000 abonnés (24 %), suivie de Bell, avec 25 000 (13 %).
« La performance de Québecor a été impressionnante, car la société n’est pas présente dans toutes les provinces canadiennes », a souligné l’analyste de la Scotia, Maher Yaghi.
Le président et chef de la direction de Rogers, Tony Staffieri, souligne que l’industrie canadienne des télécommunications traverse une très bonne période grâce entre autres à la forte immigration au pays. « En 2023, l’industrie a progressé de 5,3 %, ce que nous n’avions pas vu depuis des décennies. Rogers fait bien dans tous les segments de marché, mais principalement dans celui des nouveaux arrivants », explique le dirigeant. Il estime que la croissance sera plus proche de 4,5 % cette année, ce qui reste très positif.
« Souvent, la première chose que les nouveaux arrivants font en entrant au pays est de s’acheter un téléphone mobile, et avec une borne Wi-Fi portable, ils peuvent alors se diriger vers leur logement et bénéficier instantanément d’une connexion sur notre réseau, dit-il. Ce ne serait pas aussi simple d’offrir de tels services en louant de la bande passante sur les réseaux de nos concurrents. »
La tarification, mais pas seulement
Le président et chef de la direction de Québecor, Pierre Karl Péladeau, soutient que la stratégie de croissance de Freedom Mobile passe par des prix concurrentiels, mais aussi par une offre qui change la donne dans l’industrie, par exemple avec des forfaits Canada–États-Unis, permettant d’utiliser un plus grand nombre de gigaoctets de données chaque mois.
« On va se le dire, la qualité de notre réseau n’est pas équivalente à celle des trois grands de l’industrie au Canada, qui l’ont bâti au cours des 50 dernières années. Ce qui ne nous empêche pas d’améliorer le nôtre constamment, mais la meilleure manière pour nous de générer une croissance soutenue, c’est la tarification, mais aussi, par exemple, une élimination des frais d’itinérance aux États-Unis », explique le dirigeant.
Les opinions de quelques analystes
Bank of America estime que la stratégie de Québecor, avec Freedom Mobile, affectera la rentabilité de l’entreprise. « Depuis la conclusion de la transaction, en avril 2023, les prix des forfaits de téléphonie mobile ont reculé, les investissements dans les réseaux se sont modérés et la concurrence (particulièrement au Québec) a augmenté », soutient l’analyste Matthew Griffiths. Il a abaissé de deux crans sa recommandation sur le titre de Québecor en mai dernier, la faisant passer d’« achat » à « sous-performance ». Son cours cible sur un an est alors passé de 36 $ à 30 $.
À l’inverse, Vince Valentini, de TD Cowen, qualifie Québecor de titre favori dans les petites et moyennes capitalisations de l’industrie canadienne des communications. Il concède que la société doit affronter des vents contraires résultant d’une intensification de la concurrence, ce qui affectera la croissance organique de ses revenus tant pour les services filaires que mobiles. Il croit toutefois que tous ces éléments se reflètent déjà dans la valeur actuelle du titre et que l’entreprise saura poursuivre sa croissance rentable dans la téléphonie mobile. Il réitère sa recommandation d’achat et son cours cible sur un an de 37 $.
Vince Valentini voit par ailleurs d’un bon œil le fait que le président du conseil d’administration de Rogers, Edward Rogers, ait récemment acquis un bloc de 250 000 actions de l’entreprise à un prix moyen de 53,92 $ par action, pour un montant total d’un peu moins de 13,5 millions de dollars. Selon lui, l’acquisition porte la participation individuelle du président du conseil dans l’entreprise à approximativement 14 %, en excluant les titres détenus par la famille Rogers. Sa recommandation d’achat reste intacte, tout comme son cours cible sur un an de 74 $.
Rogers a récemment signé des ententes pour devenir le diffuseur de la chaîne Bravo, du groupe NBC Universal au Canada, dès septembre prochain. En janvier 2025, Rogers accueillera les marques américaines de contenu style de vie et factuel en anglais de Warner Brothers Discovery, notamment HGTV, The Food Network, Animal Planet et d’autres. Adam Shine, de la Financière Banque Nationale, affirme que l’obtention des droits de distribution de ces chaînes auront un effet négligeable sur le bénéfice avant intérêts, impôts et amortissement de la société, tout en ayant un effet positif sur les abonnements aux services télé, puisque les chaînes style de vie et factuel sont les plus populaires après les chaînes sportives. Il réitère sa recommandation de « surperformance » et son cours cible sur un an de 76 $.
Rendements des titres des principaux fournisseurs de services de télécommunications depuis le début de l’année (au 30 mai):
Telus : -6 %
Québecor : -9 %
Cogeco Communications : -12 %
BCE : -12 %
Rogers : -13 %
(Sources : FactSet et Marchés des capitaux CIBC)
Recommandations des 12 analystes qui suivent le titre de Québecor:
Achat fortement recommandé : 1
Achat/surperformance : 8
Conserver/performance égale au secteur : 2
Vente/sous-performance : 1
Vente fortement recommandée : 0
Cours cible moyen sur un an : 37,33 $
(Source : LSEG)
Recommandations des 17 analystes qui suivent le titre de Rogers Communications:
Achat fortement recommandé : 2
Achat/surperformance : 13
Conserver/performance égale au secteur : 1
Vente/sous-performance : 1
Vente fortement recommandée : 0
Cours cible moyen sur un an : 70,70 $
(Source : LSEG)