Investisseurs institutionnels : maîtres ailleurs, pauvres chez nous ?
Dominique Talbot|Édition de la mi‑septembre 2024(Illustration: Sébatien Thibault)
Les grands régimes de retraite canadiens investissent-ils suffisamment dans les entreprises cotées en Bourse du pays ?
Avec deux billions (2000 milliards) de dollars d’actifs dans les coffres de ces régimes, l’enjeu est de taille pour les entreprises du pays, à un moment où la productivité et l’innovation de ces dernières tournent au ralenti. Le niveau de vie des Canadiens aussi, si on le compare à celui des Américains, alors que le PIB par habitant est passé de 95 % en 1980 à 75 % aujourd’hui.
Dans une lettre ouverte publiée à grande échelle dans les médias, plus de 90 personnalités du monde des affaires ont dénoncé, en mars dernier, le fait que les actifs totaux des investisseurs institutionnels canadiens dans les sociétés cotées en Bourse du pays soient passés de 28 % en 2000 à 4 % à la fin de 2023.
Dans les milieux financiers, ce cri d’alarme est toutefois loin de faire l’unanimité.
Un des problèmes, selon Daniel Brosseau, cofondateur de la société de gestion de placement Letko Brosseau et coauteur de la lettre ouverte, c’est que « le Canada a réduit ses investissements dans son plus grand atout : lui-même ». Dans ses propres entreprises cotées en Bourse, mais aussi dans ses sociétés en démarrage (start-ups), alors que pour chaque dollar investi en capital de risque au pays, Israël en investit deux, même si son économie représente le quart de celle du Canada. Aux États-Unis, c’est 39 $.
Avant 1990, rappelle le gestionnaire de portefeuille, les caisses de retraite devaient investir 90 % de leurs actifs au Canada. Par la suite, le gouvernement canadien a progressivement levé le plafond sur les investissements étrangers, pour le supprimer complètement en 2005. Résultat, ce qu’on appelle le Maple 8*, soit les huit plus grandes caisses de retraite du Canada, investit aujourd’hui 75 % de ses actifs à l’extérieur du pays, incluant les actions, les revenus fixes, le crédit, l’immobilier et les infrastructures. À elles seules, elles représentent 70 % de l’épargne-retraite canadienne.
Le changement dans la répartition géographique des investissements a donc été rapide et radical. Daniel Brosseau se rappelle une époque où lui-même faisait pression pour augmenter le plafond d’investissement à l’extérieur du Canada, quand celui-ci se situait à 10 %.
« Même si nous faisions du lobbying pour augmenter cette pondération, on ne s’est jamais plaint qu’investir au Canada était un handicap ou que nous ne pouvions pas bien réussir. Si on avait de mauvaises années, ce n’était pas parce que nous étions au Canada. De mauvaises années, ça existe partout. On n’a jamais exposé l’argument qu’investir au Canada coûterait quelque chose à nos contribuables », plaide-t-il.
« Nous avons sorti des statistiques, poursuit-il, car il y avait des arguments selon lesquels les rendements au Canada n’étaient pas bons. Mais ils sont parmi les meilleurs au monde. Meilleurs que pour beaucoup d’autres pays sur 5 ans, 10 ans, 15 ans, 20 ans. Choisissez votre période. Si on exclut les Sept magnifiques** aux États-Unis, qui comptent pour 35 % de l’indice S&P 500, le Canada est compétitif. Il y a des périodes où on a mieux fait que les États-Unis, et des périodes où on a moins bien fait. Mais on est compétitifs. »
La lettre publiée l’hiver dernier a été cosignée par plus de 90 personnalités du monde des affaires, allant d’Alain Bouchard (Couche-Tard : ATD, 79,63 $) à Pierre Karl Péladeau (Québecor : QBR.B, 32,75 $), en passant par Isabelle Marcoux (Transcontinental : TCL.A, 16,74 $), Laurent Ferreira (Banque Nationale : NA, 120,44 $), Eric La Flèche (Metro : MRU, 84,24 $) et Éric Martel (Bombardier : BBD.B, 91,25 $).
Daniel Brosseau raconte qu’il y a quelques années, un important client gestionnaire de régime de retraite qui insistait depuis longtemps pour investir presque uniquement dans des sociétés canadiennes a demandé à son entreprise de sortir le plus possible du Canada.
« Alors là, on part d’une perspective très fidèle au Canada à une perspective qui est : « On s’en va « . Cela nous a surpris et nous avons commencé à gratter un peu pour voir d’où ce mouvement sortait. En regardant les statistiques globales de l’industrie, on s’est aperçu qu’il y avait depuis plusieurs années un mouvement à la baisse d’exposition des portefeuilles aux marchés boursiers canadiens », raconte Daniel Brosseau.
Portefeuilles et macroéconomie
Derrière ce grand déplacement des plaques tectoniques des investissements des grands régimes de retraite se cache un affrontement philosophique entre deux théories d’investissement : la théorie du portefeuille et la théorie macroéconomique.
Selon la première, le pourcentage d’investissement dans les sociétés canadiennes cotées en Bourse doit correspondre au poids de ces dernières dans les marchés mondiaux et les rendements doivent être ajustés au risque, quelles que soient les implications économiques.
Dans le cas canadien, ce poids est de 3 %. C’est pourquoi les caisses de retraite du Maple 8 investissent localement cette proportion de leurs actifs. Toutes, sauf la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ) et l’Alberta Investment Management Corporation, qui investissent beaucoup plus. Dans le cas de la CDPQ, 80 milliards de dollars (G $) sont investis au Québec sur des actifs totaux de 454 G $.
La CDPQ est d’ailleurs la seule institution du Maple 8 qui a un double mandat : faire fructifier l’actif de ses membres tout en ayant l’obligation légale de contribuer au développement économique du Québec.
Quant à la théorie macroéconomique, elle suggère une prise en compte équilibrée des rendements ajustés au risque et du développement national, et que le contrôle de l’économie doit rester plus « domestique ».
Un « biais domestique »
Professeur à l’Université McGill et directeur exécutif de l’International Centre for Pension Management, organisme créé à Toronto en 2004, Sebastien Betermier n’est pas d’accord avec les conclusions de Daniel Brosseau.
Selon lui, les caisses de retraite canadiennes investissent de manière disproportionnée dans les sociétés cotées en Bourse. De manière plus générale, elles ont ce que la littérature économique appelle un « biais domestique ».
Dans une étude publiée en juin dernier en réaction à la lettre ouverte de Daniel Brosseau, Should Canada Require Its Pension Funds to Invest More Domestically ? (Le Canada devrait-il imposer aux caisses de retraite du pays d’investir davantage dans l’économie locale ?), le professeur Betermier avance que les caisses de retraite canadiennes, incluant le Maple 8, consacrent 18 % de leur portefeuille d’actions dans le marché domestique (33 % en 2013), soit bien plus que le poids du marché boursier canadien dans le monde.
« Je ne dis pas que c’est trop. Ce que je dis, c’est que si on regarde un portefeuille diversifié mondial, le Canada, c’est tout petit. C’est la taille du Texas [en matière d’économie]. Si on demande à un fonds du Texas d’investir énormément au Texas, il ne va pas comprendre. Il va se dire que le monde est beaucoup plus grand. »
Le spécialiste considère que le « biais local » a tout de même un avantage pour ces fonds, notamment par rapport à la compréhension du marché.
« Un avantage qui est très clair, quand ces fonds font de l’investissement actif pour aller chercher des entreprises sous-évaluées, ils vont avoir un meilleur œil au Canada qu’en Nouvelle-Zélande. Ils connaissent bien leur marché et ils ont une meilleure compréhension de ce qui se passe ici qu’en Océanie », illustre-t-il. Tout en se protégeant des fluctuations des taux de conversion des devises.
Il y a un risque, prévient-il, de tout mettre les œufs dans le même panier si les caisses de retraite investissaient trop de leurs fonds dans les actions de sociétés canadiennes. Si elles y misent « seulement » 18 % de leur capital, c’est qu’elles y trouvent une justification, dit le professeur.
Dans son étude publiée en juin, il fait remarquer que la tendance à la baisse observée ces dernières années n’est pas un phénomène propre au Canada. Au Royaume-Uni, elle est passée de 34 % en 2013 à 18 % en 2022, et aux États-Unis, cette proportion a chuté de 49 % à 37 % au cours de la même période.
« Dans toute la théorie en finance, pour avoir une diversification optimale, plus on arrive à diversifier partout dans le monde, le mieux c’est, dit-il. On arrive à réduire le risque de notre portefeuille. »
Ottawa s’en mêle (un peu), le ton monte
« Sans le parrainage du gouvernement et une aide fiscale considérable, les régimes de retraite n’existeraient pas. Le gouvernement a le droit, la responsabilité et l’obligation de réglementer le fonctionnement de ce système d’épargne », exprimaient Daniel Brosseau et ses cosignataires en mars dernier, n’hésitant pas à catégoriser cette question de « priorité nationale ».
À la suite de cette intervention, le gouvernement fédéral s’est montré réceptif aux doléances exprimées par les gens d’affaires.
Dans son budget présenté le 16 avril dernier, Ottawa a annoncé la création d’un groupe de travail qui doit se pencher sur les meilleures façons de « catalyser de plus importantes possibilités d’investissements intérieurs pour les régimes de retraite canadiens ».
Le groupe est présidé par l’ex-gouverneur de la Banque du Canada Stephen Poloz et son rapport doit être remis à la ministre des Finances, Chrystia Freeland, à la fin de l’été ou cet automne (le rapport n’était toujours pas déposé au moment d’aller sous presse).
Puisque son groupe de travail est à l’étape finale de son mandat, Stephen Poloz a décliné une demande d’entrevue de Les Affaires. Au début de l’été, il avait cependant affirmé à la firme fDi Intelligence qu’il ne s’attendait pas à des changements majeurs sur la question.
« La question principale, ici, c’est [de savoir] s’il devrait y avoir des règles qui restreignent l’investissement domestique. Nous essayons d’esquiver cette discussion en travaillant plutôt sur les barrières qui freinent l’investissement dans les sociétés canadiennes et si nous pouvons les lever sans mesures coercitives. »
Peu après la publication de la lettre ouverte, d’anciens PDG de trois caisses de retraite faisant partie du Maple 8 (OTPP, HOOPP et Investissement RPC) ont également pris la plume, principalement pour demander à Ottawa de rester à l’extérieur de la discussion.
« Présentement, le Canada est un leader dans le monde par rapport à l’investissement des caisses de retraite. Malgré le fait que le pays soit 38e dans le monde en ce qui a trait à sa population, il occupe le troisième rang pour la richesse de ses régimes de retraite. Parmi les raisons de ce succès, il y a la quête de bons rendements sur le capital investi et l’absence d’ingérence politique dans la gestion de ceux-ci », ont-ils exprimé.
« Plus de bonnes occasions d’affaires au pays seraient les bienvenues, à condition que le climat d’affaires, la stabilité politique, les taxes et d’autres facteurs d’investissement offrent le bon équilibre entre le risque et le rendement sur le capital investi. »
Daniel Brosseau ne croit pas non plus que des mesures plus contraignantes représentent une solution. Mais le laisser-faire actuel ne peut plus durer, selon lui.
Des solutions plus « douces » existent afin de ramener, selon lui, les grandes caisses de retraite à investir davantage au Canada. L’une de ces idées serait « d’établir des réserves. Si une caisse veut investir à l’étranger, elle le peut, mais il lui faudra en parallèle mettre de l’argent de côté au pays. Dans des bons du trésor, par exemple », explique-t-il.
Une autre mesure, suggère Daniel Brosseau, serait de ne pas imposer les rendements au Canada et imposer ceux réalisés à l’étranger. « Cet impôt serait remis quand les caisses de retraite distribueront les fonds, un peu comme on le fait avec les sociétés lorsqu’elles paient les dividendes. »
« Si on veut prendre une décision pour que le capital dans les entreprises doive venir [davantage] de chez nous, c’est parfaitement légitime, dit quant à lui Sebastien Betermier. Mais il y aura un coup, prévient-il. Ce coup sera que les caisses de retraite ne seront plus en mesure d’offrir les mêmes occasions à nos propres contribuables qu’auparavant. »