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Quatre questions aux dirigeants de la CDPQ

Denis Lalonde|Mis à jour le 16 août 2024

Quatre questions aux dirigeants de la CDPQ

Le premier semestre de 2024 a été l’histoire de deux phénomènes, selon le président et chef de la direction de la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ), Charles Emond, ici accompagné du premier vice-président et chef des marchés liquides, Vincent Delisle. (Photo: Denis Lalonde)

Le premier semestre 2024 a été l’histoire de deux phénomènes, selon le président et chef de la direction de la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ), Charles Emond.

«On a vu une concentration historique des gains boursiers qui s’est poursuivie. Si on prend un peu de recul, quatre des cinq dernières années sont parmi les plus concentrées depuis 30 ans. Lors de ces quatre années (2020, 2021, 2023 et 2024), les 10 plus importants titres du S&P 500 ont généré 61% des gains de l’indice, et cette proportion a grimpé à 73% au premier semestre de 2024», a expliqué Charles Emond.

Tête-à-tête: Charles Emond et ses ambitions pour la CDPQ

Le dirigeant ajoute que le premier semestre a aussi été une parenthèse en ce qui concerne les mouvements de taux d’intérêt obligataires. «À la fin de 2023, les marchés prévoyaient de six à sept baisses de taux aux États-Unis, mais il n’y en a pas eu encore. Les taux obligataires à 10 ans ont remonté en début d’année, mais on constate un recul depuis le début du second semestre qui est venu annuler tous les gains des six premiers mois de l’année», dit-il.

Voici quatre thématiques marquantes qui ont été abordées lors du point de presse tenu en marge du dévoilement des résultats mi-année de la CDPQ par Charles Emond et Vincent Delisle, premier vice-président et chef des marchés liquides.

Les Affaires — Le dernier premier appel public à l’épargne à la Bourse de Toronto, c’est Lithium Royalty en mars 2023. Depuis le début de l’année, des entreprises comme Nuvei, Héroux-Devtek, MDF Commerce et Minière Osisko ont été ou sont en voie d’être privatisées ou vendues. Est-ce que ça vous inquiète d’avoir de moins en moins d’options d’investissements à la Bourse au Québec et au Canada?

Vincent Delisle — On a parlé du phénomène de concentration sur les marchés. D’ailleurs, ce qu’on observe au Canada ou au Québec, c’est la même chose en Europe, c’est la même chose aux États-Unis. Donc, le poids des titres privés a augmenté, le bassin de titres publics a été en forte réduction dans les dernières années.

Une des conséquences, c’est qu’il y a une concentration dans les titres, dans les entreprises qui performent le plus. Ça a aussi été le résultat d’un mouvement vers les fonds négociés en Bourse, vers les titres un peu plus indiciels.

À la Bourse, est-ce que ça nous inquiète? C’est un défi de gérer un portefeuille de marchés boursiers quand l’univers est très, très concentré. Ça donne également des occasions. Les deux, trois dernières années ont été parmi les plus concentrées de l’histoire. Un tel niveau de concentration ne perdurera pas.

Alors, quand on construit notre portefeuille, quand on regarde les occasions, on s’attend à un renversement qui favoriserait les titres qui sont laissés pour compte. La hausse des taux d’intérêt a ralenti les activités dans les placements privés. Ça explique pourquoi il y a peu de premiers appels publics à l’épargne.

Héroux-Devtek acquise par l’américaine Platinum Equity

Charles Emond — Si vous regardez sur 10 ou15 ans, le nombre d’entreprises cotées en Bourse a baissé de façon dramatique. Donc, ce n’est pas que lié au Québec ou au Canada.

Il y a une pression ou un manque de vision à long terme sur les perspectives d’une entreprise. Il faut voir aussi que c’est bon d’avoir des marchés de capitaux solides, voir nos entreprises avoir accès à ça. Ceci dit, être une société publique n’est pas une fin en soi. C’est un moyen de financement.

Si on a des entreprises en croissance au Québec, qui font des acquisitions, elles vont aller en Bourse et être bien évaluées.

C’est certain que de l’autre côté aussi: moins de sociétés publiques, ça fait moins d’accès aux investisseurs individuels en termes de possibilités. Mais, il y a plusieurs produits qui sont développés également, comme l’a dit Vincent.

La tendance est observée partout dans le monde.

LA — On a vu Héroux-Devtek rachetée par Platinum Equity (en juillet dernier). Avez-vous encore un plan pour protéger les sièges sociaux d’entreprises québécoises inscrites en Bourse?

LA — On a vu Héroux-Devtek rachetée par Platinum Equity (en juillet dernier). Avez-vous encore un plan pour protéger les sièges sociaux d’entreprises québécoises inscrites en Bourse?

Charles Emond — Beaucoup de choses ont été écrites sur le sujet. C’est important de prendre un pas de recul, de rectifier les faits.

Premièrement, ce qu’il faut comprendre, c’est qu’on a des équipes entières dédiées à surveiller, appuyer, protéger nos sièges sociaux chaque jour. Elles font ça à temps plein.

Et oui, on a un plan où on surveille attentivement toutes nos entreprises, nos sièges sociaux d’ici. Chaque fois qu’un entrepreneur décide de vendre, on fait tout ce qui est possible pour accomplir deux choses: rester au capital de l’entreprise et maintenir le siège social ici.

Maintenant, quand ça arrive qu’un entrepreneur — comme Gilles Labbé, fondateur, dans le cas d’Héroux-Devtek — décide de vendre, avec l’appui de son conseil d’administration, la Caisse ne peut pas s’opposer à cette volonté.

Donc, à ce moment-là, on a deux choix devant nous. On peut s’inscrire dans le processus d’achat ; dans le cas d’Héroux-Devtek, il y a 25 à 30 acheteurs potentiels qui ont été approchés par les conseillers financiers de l’entreprise. Ou on peut faire une offre avec un des acheteurs, québécois en plus de préférence. On peut aussi décider à ce moment-là de tout mettre en œuvre pour s’associer avec l’acheteur qui aurait été choisi par la société pour continuer, nous, à appuyer l’entreprise, puis rester un actionnaire.

Dans le cas d’Héroux-Devtek, c’est important de le dire, le processus a été mené, toutes les options ont été testées. Il n’y avait pas d’acheteurs québécois, premier point.

Alors, on ne pouvait plus rester. À ce moment-là, il n’y a pas un conseil d’administration qui aurait pu dire que c’est dans le bien de la société et de ses autres actionnaires de garder la Caisse, si notre présence crée des enjeux fiscaux importants pour l’entreprise.

On avait une position de blocage avant ce processus de vente. On détenait 34% avec la direction et le fonds FTQ. La journée où la direction a décidé de vendre, cette position-là de blocage n’existait plus. Il n’y avait pas d’acheteurs québécois. Le fonds FTQ, qui avait plus de 10% [des actions de l’entreprise] avait les mêmes enjeux fiscaux que nous.

Investissement Québec ne pouvait pas être un actionnaire de la société. [Héroux-Devtek] c’est un fournisseur de la défense américaine, donc la société ne peut pas avoir le gouvernement comme actionnaire.

Dans ce contexte-là, on a choisi de négocier. On avait un levier de négociation important, des engagements concrets, importants, sans date d’échéance pour garder la direction ici, le siège social ici, la R&D ici.

Parce que c’est une entreprise avec laquelle on a été pendant 40 ans. On veut continuer, on va pouvoir continuer à l’appuyer dans le futur.

Donc, est-ce qu’on aurait pu bloquer la transaction, est-ce qu’il y avait une option québécoise, est-ce que si on avait pu parler au gouvernement avant? La réponse factuelle à ces trois questions-là, c’est non.

On est allé le plus loin qu’on pouvait du point de vue légal. Donc, quand vous me demandez si on fait tout pour garder nos entreprises et nos sièges sociaux, on a une vigie de tous les instants sur tous les sièges sociaux. Qu’est-ce qu’il y a en termes d’actionnariat, de vulnérabilité, de mécanisme de gouvernance, d’acheteurs potentiels, comment on pourrait appuyer ou bloquer la transaction? Tout ça est fait par nos équipes à temps plein.

Ceci dit, il faut comprendre qu’il y a des lois.

Une personne de blocage, une entreprise publique, c’est 33%. Mais personne ne peut détenir plus que 20%, à moins de faire une offre sur toute la société. Donc, il y a des considérations, il y a des lois. Mais je peux vous dire qu’à chaque fois, il n’y a aucune option qui n’est pas considérée pour conserver nos sièges sociaux.

Les entreprises dans notre portefeuille ont fait 350 acquisitions en cinq ans hors du Québec. La meilleure défensive, comme je le répète souvent, c’est l’offensive. Créer des entreprises québécoises, fortes, qui peuvent croître, bien évaluées. Sinon, si ce n’est pas le cas, elles deviennent vulnérables. Mais pour un cas, on en a dix autres où est-ce qu’on passe à l’offensive. Puis la société Héroux-Devtek est encore à l’autre bord de la rue. On les connaît. On a manifesté qu’on voudra, en temps et lieu, continuer à appuyer l’entreprise.

On a beau avoir tout regardé, ce n’était pas possible. Quand tu crées une facture fiscale très importante pour la société, parce que la Caisse n’est pas imposée, mais qu’on crée ça, ça ne devient plus possible pour un conseil d’administration de recommander que c’est bien pour l’ensemble des actionnaires. Donc, c’est ce qui est arrivé. On surveille attentivement s’il ne pourrait pas y avoir d’autres situations comme celle-là…

…Je tiens à le dire, on a aussi des propriétaires. Gilles Labbé demeure, avec toute la direction. Platinum Equity, on a un partenaire qui est chargé du dossier à Québec, et je les sens pleinement engagés.

C’est bien mieux qu’un joueur stratégique qui aurait éliminé le siège social. Ils vont bâtir autour Héroux-Devtek, autour de leur plateforme d’aérospatiale. On les connaît, on a une bonne relation avec eux.

On pourra revenir au capital en temps et lieu, au besoin, si les circonstances sont là.

LA — Comment qualifiez-vous la performance de la CDPQ pour les six premiers mois de l’année?

LA — Comment qualifiez-vous la performance de la CDPQ pour les six premiers mois de l’année?

Charles Emond — L’indice de référence sur une période de six mois du service, ça tient essentiellement au fait qu’on n’a pas autant de titres des sept magnifiques. On est à peu près 0,4% en bas de l’indice (rendement de 4,2%, indice de référence à 4,6%).

Ce qui importe, puis ce que j’aime de ces résultats, c’est que c’est un portefeuille qui est bien diversifié, qui livre ce qui est attendu dans le contexte actuel. J’y reviens encore, c’est quoi le contexte actuel? Des marchés très concentrés, puis des taux 10 ans qui ont remonté avant de rebaisser d’autant en quelques semaines.

Donc, notre mandat, ce n’est pas de suivre le S&P 500. C’est de fournir un rendement qui est diversifié à nos déposants, qui est stable, qui est moins volatil que les marchés, semestre après semestre, peu importe les conditions, de façon prudente, avec une prise de risque calculée.

C’est exactement ça qu’on a livré cette année. Ça a continué par la suite depuis le 30 juin. Notre but, c’est de se rendre jusqu’à la fin de l’année, puis de continuer à livrer un rendement qui amène nos déposants exactement là où ils ont besoin d’être. Puis, je tiens à le répéter, en bout de ligne, les régimes de tous nos déposants sont en excellente santé financière.

Vincent Delisle On a une construction de portefeuille qui est plus diversifiée. Lorsqu’il y a un phénomène de concentration aussi extrême en Bourse, rester discipliné, ça veut dire qu’on est exposé aux géants américains de la technologie.

Mais on ne se met pas à en rajouter simplement pour suivre le marché. Les Américains appellent ça le FOMO [fear of missing out, que l’on pourrait traduire par la peur de rater le bateau, NDLR]. Et ça, on le voit beaucoup, on l’a vu beaucoup dans les flux monétaires sur les marchés boursiers dans les 6, 12, 18 derniers mois.

Nous, on y était positionnés. Donc, discipliné, ça veut dire garder le cap et continuer de miser sur la diversification.

Si je regarde du côté de nos portefeuilles obligataires, il y a eu plus de volatilité sur les marchés des obligations que boursiers dans les deux dernières années. C’est un phénomène qu’on a rarement vu.

On est souvent habitué à ce que les marchés boursiers soient plus volatils. Ils attirent toujours la manchette, mais ça a été très volatil au niveau des taux d’intérêt. Volatil parce qu’on a maintes fois anticipé un changement de cap de la Réserve fédérale américaine qui n’est pas survenu encore, mais on pense qu’il s’en vient bientôt.

Nos équipes sont agiles, sont capables de s’adapter à des changements de scénario. On a des modèles, on a des indicateurs. Être discipliné du côté obligataire, ça veut dire ne pas se laisser influencer par les mouvements de court terme non plus.

L’inflation américaine est sortie à 2,9% en juillet, une petite baisse par rapport au mois de juin. Quel est votre scénario de baisse de taux pour les six prochains mois aux États-Unis et au Canada?

Vincent Delisle — Les premiers six mois de l’année 2024, pour la Réserve fédérale américaine, il y avait encore un équilibre entre une économie qui allait bien, qui était résiliente, et un taux d’inflation qui était au haut de la fourchette.

La Réserve fédérale américaine a un double mandat. Il y a l’inflation, puis il y a l’emploi. À tout moment, il y en a un qui va avoir préséance sur l’autre. Depuis quelques années, l’inflation était plus inquiétante que l’emploi. Là, c’est devenu plus équilibré dans les derniers mois.

Une ou deux statistiques sur l’emploi américain qui étaient beaucoup plus modestes, et le taux d’inflation qui collabore davantage. Les chiffres d’inflation sont encore dans le haut de la fourchette de la Fed.

É-U: l’inflation ralentit légèrement à 2,9% en juillet

Ça explique pourquoi, aux États-Unis, on a été moins pressés de baisser les taux d’intérêt. Nous, on pense que dans les six à douze prochains mois, la Fed a une fenêtre pour commencer son cycle de détente monétaire. Probablement trois ou quatre baisses de taux d’intérêt de 0,25% cette année.

Il y a fort à parier que si la Fed veut lancer un signal, elle va le faire à sa rencontre de septembre pour éviter de s’interposer dans les élections lors de sa décision au mois d’octobre. Donc, probablement trois baisses de taux d’intérêt d’ici la fin de l’année pour la Réserve fédérale.

C’est sensiblement la même chose pour la Banque du Canada. Je tiens à préciser que la Banque du Canada a déjà un pas d’avance, avec deux baisses annoncées déjà.

Actuellement, le taux directeur, aux États-Unis est entre 5,25% et 5,5%. Au Canada, on est redescendu un peu plus bas (4,5%).

Pour nous, ce qui est important quand on essaie d’évaluer le positionnement en fonction des taux, c’est ce qui est escompté par rapport à ce qui va se réaliser.

On l’a vu à quelques reprises dans les derniers mois. Il y a eu des attentes de baisse de taux qui ne se sont pas réalisées.

Ça a été le cas au premier semestre de 2024. Là, ça semble beaucoup plus convaincant comme toile de fond pour que la Fed baisse ses taux. Donc, quand je dis trois baisses de taux, c’est trois fois moins 25 points de base.