300 PME: SANTÉ MENTALE DES DIRIGEANTS. Pandémie, pénurie de main-d’œuvre, problèmes de chaînes d’approvisionnement: les dernières années ont été rudes pour le moral des dirigeants, et le spectre d’une récession n’arrange pas les choses.
Pierre Graff, PDG du Regroupement des jeunes chambres de commerce du Québec, s’est fait un sang d’encre au début de 2022. À bout de souffle, huit entrepreneurs, associés ou professionnels lui ont confié leurs envies suicidaires.
Les appels à l’aide sont maintenant moins fréquents, mais il est d’avis que la situation est « beaucoup plus inquiétante qu’on aimerait le penser », et ce, même si la pandémie a mis en lumière la souffrance silencieuse des dirigeants.
En effet, bien qu’on n’en ait jamais autant parlé sur la place publique, les problèmes de santé mentale sont toujours tabous dans de nombreuses organisations, constate Martin Binette, chef de l’exploitation et directeur général adjoint de Relief. Cet organisme tente de déstigmatiser l’anxiété, la dépression et les troubles bipolaires, notamment en accompagnant les entreprises dans la création d’environnements de travail plus bienveillants.
Après s’être absentés à cause d’un épuisement professionnel, « des gens se font régulièrement mettre à la porte dans le cadre d’une restructuration qu’ils jugent injustifiée, rapporte Martin Binette. [D’autres] qui jonglaient avec le dossiers chauds avant un tel épisode ne s’en font plus confier à leur retour, car les préjugés [à l’égard des enjeux de santé mentale] persistent ».
À la crainte des PDG de subir le même sort s’ils osent parler de leur état s’ajoute celle de perdre de la crédibilité au regard à la fois des clients et des employés, ce qui angoisse les patrons de PME, constatent les intervenants interrogés par Les Affaires.
De plus, en date du 13 septembre 2022, 72 % des répondants québécois au sondage de la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante (FCEI) laissaient entendre qu’ils éprouvaient encore du stress à cause de la pandémie. Un peu moins de la moitié disait carrément être au bord de l’épuisement professionnel.
Selon François Vincent, vice-président de la FCEI, la hausse du nombre d’heures passées à travailler est en cause, notamment en raison du défi que représente l’embauche d’employés. « En mars 2022, 63 % des entrepreneurs devaient travailler davantage. Dans le secteur de l’hébergement et de la restauration, ce chiffre grimpait à 79 % », rapporte-t-il.
Ces propos font écho à ceux de la consultante en développement organisationnel à la Fabrique Agile, Mylène Tremblay. « Quand on parle de détresse psychologique, la part d’entrepreneurs affectés est similaire à celle dans la population générale. La principale différence, c’est leur surcharge de travail. »
Elle a notamment constaté, dans le cadre d’une étude menée en 2021, qu’ils ont une faible capacité de détachement psychologique, car 76 % des entrepreneurs sondés disaient avoir de la difficulté à « mettre la switch à off lorsqu’ils sortent du milieu de travail ».
Bien que les chiffres montrent qu’ils sont passionnés par leur métier, « ça n’empêche pas qu’ils ont des symptômes de déséquilibre psychologique, et plus ça perdure, plus les risques d’épuisement professionnel et de détresse sont grands », prévient celle qui est aussi doctorante en psychologie du travail et des organisations à l’Université de Sherbrooke.
Que faire quand ça ne tourne plus rond?
Dès l’apparition des premiers signes, comme l’insomnie, une irritabilité accrue ou une impression d’être sur le pilote automatique, par exemple, le dirigeant d’une PME devrait consulter un professionnel de la santé mentale, encourage Monique Bessette, fondatrice de l’Institut Victoria.
À celles et ceux qui seraient tentés d’en parler à leurs collègues, la psychologue conseille d’établir une stratégie afin de minimiser le vent de panique qu’une telle annonce pourrait causer au sein de son équipe.
«Selon le type de culture d’entreprise, s’ouvrir à ses employés peut être la meilleure comme la pire chose à faire. […] Dans certains milieux [après s’être dévoilés], ces dirigeants peuvent être attaqués alors qu’ils sont déjà vulnérables », constate-t-elle. Il n’existe donc pas de formule magique pour que la nouvelle du mal-être du capitaine soit accueillie avec empathie.
Professeur au Département d’organisation et des ressources humaines de l’Université du Québec à Montréal, Angelo Dos Santos Soares abonde dans le même sens, car « chaque personne est unique, et chaque problème survient dans un certain contexte ». Il ajoute toutefois que les troubles de santé mentale du dirigeant peuvent ébranler davantage les petites que les grandes entreprises.
Monique Bessette recommande de solliciter un psychologue du travail afin de déterminer s’il est avisé ou non de partager cette information, à qui, et dans quel contexte. En effet, le risque de recevoir quelques démissions est encore bien réel.
«La culture qu’on vit aujourd’hui, c’est celle de l’homme fort ou de la femme forte. Si on montre une trace de vulnérabilité, les employés vont fuir, car ils craindront que la compagnie n’aille pas bien. Ça me scie les jambes. Il y a de la beauté dans la vulnérabilité », s’étonne Martin Binette.
De plus, «il ne faut pas individualiser cette situation, rappelle Angelo Dos Santos Soares. Ça fait 30 ans que les recherches montrent que les causes aux problèmes de santé mentale sont liées à l’organisation du travail, à des méthodes de gestion et au contexte organisationnel ».
Le segment Affaires de Relief tente justement de déconstruire ces préjugés, afin de créer des environnements de travail où le sujet de la santé mentale est traité avec bienveillance par tous.
Lors d’ateliers en entreprise, Martin Binette a accompagné des dirigeants qui souhaitaient profiter de cette tribune pour parler notamment de leur bipolarité, de leur anxiété ou de leur épuisement professionnel.
« Ça a changé la dynamique, car ça a réconforté les employés de voir que le patron aussi est humain, rapporte-t-il. Ça rapproche les gens. »
Si l’entraide et l’empathie font déjà partie des valeurs organisationnelles, un PDG qui annonce son retrait temporaire renforce la culture et montre l’exemple, « ça démontre que la santé mentale au sein de l’entreprise est importante », renchérit la psychologue clinicienne Lucie Vézina.
N’empêche qu’il devra être prêt à rassurer son équipe, en précisant, par exemple, si c’est bel et bien le cas, que la PME est assez solide financièrement pour se permettre son absence.
Ralentir la cadence
Aussi difficile — voire impossible — que cela puisse sembler, les personnes à la tête de PME doivent trouver le moyen de déléguer si elles se sentent submergées par l’ampleur de la tâche.
« S’il n’y a plus d’essence dans ta voiture et que tu essayes d’en mettre en visant la trappe à carburant sans pour autant t’arrêter, ça peut fonctionner temporairement, mais ce n’est pas suffisant », estime Lucie Vézina qui observe dans sa pratique l’épuisement de plusieurs PDG.
Les PME ayant été fragilisées à cause de la pandémie, la conférencière constate que davantage de fonctions qu’auparavant incombent aux personnes qui les dirigent. « L’arrêt de travail temporaire peut être l’occasion de tâter le terrain dans l’entreprise pour trouver des gens qui ont de l’intérêt à évoluer, à gagner de nouvelles responsabilités. »
À long terme, de s’assurer que tout ne repose pas sur les épaules d’une seule personne permettra à la PME d’être plus solide pour affronter les intempéries. Il serait aussi judicieux d’avoir en main un plan de contingence afin que, peu importe la raison pour laquelle le patron ou d’autres membres de l’équipe doivent s’absenter, il y ait toujours quelqu’un prêt à reprendre le flambeau.
Éric Dufour, vice-président et associé en conseil en transformation des affaires chez Raymond Chabot Grant Thornton, ajoute qu’il « faut revoir la décentralisation des responsabilités, notamment des finances et des ressources humaines ».
Se doter d’un conseil d’administration est une autre avenue, pourtant rarement envisagée. « Ce n’est pas réservé qu’aux grandes entreprises, assure-t-il. C’est un moyen très intéressant d’acquérir des compétences avec des personnes externes d’expérience. »
Lorsque le patron est à bout de souffle, le consultant suggère d’abord d’analyser les facteurs de stress qui affectent la PME, pour poser un « diagnostic de santé globale ». Un examen similaire doit ensuite être mené auprès du dirigeant, afin de déterminer les mesures à mettre en place pour diminuer leurs répercussions sur ses activités.
D’ailleurs, Éric Dufour estime que toutes les PME devraient réviser leur mode de gouvernance pour s’adapter aux nouveaux impératifs postpandémiques. « Il faut absolument que les entrepreneurs revoient leur structure organisationnelle, les rôles et les responsabilités, c’est une urgence de gouverner autrement », martèle le président du comité entrepreneurial de la Fédération des chambres de commerce du Québec.
S’éduquer
Un important travail d’éducation sur ce qui définit la santé mentale et ses différentes pathologies reste encore à faire, note Martin Binette ; c’est un premier pas vers sa réelle déstigmatisation.
Instaurer «avec sérieux» une culture empathique où règne un climat de sécurité psychologique doit devenir la priorité des hautes directions — donc du PDG —, croit Monique Bessette.
«Est-ce qu’une entreprise qui juge qu’il est stratégique que plusieurs employés maîtrisent la programmation Java Script demanderait à un consultant une formation d’une heure pour y parvenir “en deux conversations faciles” ? » répond la psychologue clinicienne.
De plus en plus, l’importance de faire preuve de bienveillance envers son équipe fait son bout de chemin, constatent les experts sondés. Maintenant, les personnes à la tête d’une PME se doivent de faire de même à leur propre égard.
«Ils doivent accepter leurs limites, et ce n’est pas dans leur nature de faire ça ; ils souhaitent plutôt défoncer des barrières. Ce serait un grand pas pour réduire le risque de la santé mentale », souligne Pierre Graff.
Mais ce n’est pas gagné d’avance. Une haute dirigeante a déjà confié à Martin Binette que pendant une sombre période de sa vie, elle se levait chaque matin avec l’envie de mettre fin à ses jours. « Elle allait au bureau et arborait son plus beau sourire. […] Jamais il ne lui était venu à l’esprit qu’elle était dans un état dépressif, relate-t-il. L’idée n’est pas de transformer les gens en psychologues, mais plutôt qu’ils comprennent leurs points de rupture.»
Pour réduire cette impression de solitude à la tête de leur PME, les PDG doivent s’entourer de personnes de confiance, soit en se joignant à un groupe de codéveloppement organisé par une chambre de commerce, soit en déterminant avec qui ils souhaitent ventiler.
«Il faut avoir l’ouverture d’écouter, lorsqu’on nous demande si on va bien ou si on a besoin de prendre une pause, car quelqu’un remarque avant nous nos signes d’épuisement », conseille Mylène Tremblay.
Martin Binette aspire à ce qu’au sein des entreprises, tous soient sensibles à ce genre de signal, estimant qu’« en matière de santé mentale, il ne devrait pas y avoir de hiérarchie ».
Toutefois, un manque de compréhension à l’égard de ce qu’implique l’entrepreneuriat par son cercle est souvent soulevé par les dirigeants rencontrés par Mylène Tremblay. « Ça peut être choquant de justifier le problème auquel on fait face », affirme-t-elle.
«Mon entreprise c’est ton emploi et ton fonds de retraite, illustre François Vincent. Oui, l’entrepreneur aspire à un équilibre entre sa vie et son travail, mais il doit avoir une rentabilité s’il veut maintenir son emploi et son entreprise à flot. »
D’où l’importance de s’entourer de personnes qui comprennent sa réalité.
L’éveil du milieu
Il semble y avoir un éveil chez les acteurs qui gravitent autour de l’entrepreneuriat sur l’importance de prendre soin du bien-être des PDG de PME, bien que les ressources qui leur sont destinées se fassent rares.
Alors que des experts à l’instar de Mylène Tremblay approchent des accélérateurs et des incubateurs pour les outiller sur les bases de la santé psychologique, des organismes, comme Développement économique de l’agglomération de Longueuil, font de la santé mentale une priorité.
«C’est la pierre angulaire de la santé d’une entreprise, souligne sa directrice générale, Julie Ethier. En tant que corporation de développement économique, il faut s’assurer de la croissance de nos entreprises. Si l’entrepreneur ne se porte pas bien, on aura beau l’épauler en innovation, en financement ou en exportation, on n’ira nulle part.»
Depuis trois ans, son équipe organise des ateliers et des conférences pour sensibiliser les gens à l’importance de la santé globale, propose des outils d’accompagnement, crée des cellules de codéveloppement, et offre les services de Relief à sa clientèle. Sur les 3000 entreprises qu’elle dessert, 500 DG ont utilisé au moins un de ces leviers.
Certes, Québec, par le ministère de l’Économie et de l’Innovation, a financé au cours des dernières années des initiatives afin de soutenir les dirigeants de PME. Développement économique de l’agglomération de Longueuil et le projet de la Fabrique Agile et de Continuum auquel a participé la doctorante Mylène Tremblay en font partie.
Toutefois, François Vincent, de la FCEI, et Éric Dufour, de la FCCQ, souhaiteraient en voir davantage. « Il faut qu’il y ait plus d’aide aux entrepreneurs pour qu’ils calibrent leurs facteurs de stress et qu’ils adaptent leur gouvernance. Oui [il faut financer] les changements technologiques, mais si on n’a plus de monde pour s’en occuper, eh bien ! de la croissance économique au Québec, on n’en aura pas », martèle ce dernier.