Annie Royer, professeure agrégée en agroéconomie au Département d’agroalimentaire et des sciences de la consommation de l’Université Laval (Photo: courtoisie)
AGRICULTURE ET AGROALIMENTAIRE. La révolution numérique semble bien engagée en agriculture, mais d’importants défis restent à relever, croit Annie Royer, professeure agrégée en agroéconomie au Département d’agroalimentaire et des sciences de la consommation de l’Université Laval, qui s’est penchée sur les secteurs du lait, des grains et de la production en serre, dans une étude publiée en 2020. «Les défis du numérique en agriculture sont d’ordre technique, humain, économique et éthique», résume celle qui est aussi chercheuse au Centre interuniversitaire en analyse des organisations (CIRANO).
D’abord technique, notamment parce que l’accès à un réseau Internet haute vitesse fiable demeure problématique dans certains endroits du Québec. «À 40 kilomètres de Montréal, on trouve des déserts d’accès à ce service», signale Annie Royer. Au point où certains producteurs doivent se doter de leur propre système. «Le problème avec ceux-ci, c’est que lorsqu’ils brisent, les producteurs n’ont pas accès aux ressources d’un grand réseau rapide pour le réparer», souligne-t-elle.
Le second défi tient au facteur humain. Le développement du numérique exige un niveau d’habileté qui reste à développer, aussi bien chez les producteurs que chez les formateurs. «Le numérique, c’est une autre révolution industrielle qui demande des apprentissages et des connaissances différentes, observe la professeure. Tous les producteurs n’ont pas les bases de connaissances en géomatique, en informatique ou en statistique pour utiliser pleinement la technologie. La courbe d’apprentissage est assez raide.»
Elle constate d’ailleurs que la composition du corps professoral dont elle fait partie se modifie afin de répondre à cette nouvelle réalité. «Au Département d’agronomie de l’Université Laval, on commence à embaucher des informaticiens et des programmeurs, de nouvelles ressources pour former nos étudiants — qui vont éventuellement encadrer les producteurs — et pour donner des cours aux futurs agronomes.»
Investir à l’aveugle?
Le coût de l’automatisation et de la numérisation des entreprises agricoles peut aussi devenir un frein à sa mise en place. Toutes les fermes n’ont pas la taille nécessaire pour soutenir de pareils investissements. «Il y a encore des fermes laitières de 40 vaches au Québec», rappelle Annie Royer, qui ajoute qu’il est souvent difficile d’établir la rentabilité de l’ajout de ces nouvelles technologies. «La plupart des études sur la rentabilité des outils numériques sont faites par les fabricants de ces technologies, donc les agriculteurs s’inquiètent de leur indépendance», pointe-t-elle.
Le traitement et le partage des données sont deux autres éléments à considérer. Pour la professeure-chercheuse, la possibilité de croiser les différentes informations colligées par les robots et les applications représente en effet l’intérêt principal des données collectées. Le développement de l’intelligence artificielle permet de mettre en relation une quantité importante de variables que le cerveau humain ne peut pas traiter en raison de la complexité de l’analyse que cela suppose. «Qu’est-ce qui fait que le comportement d’une vache change? demande Annie Royer. Est-ce la qualité de l’air, les caractéristiques de son alimentation, sa génétique? Les algorithmes permettent de comprendre des phénomènes que le cerveau humain n’arrive pas à analyser.»
La nécessaire intervention de l’État
De tous les défis qui se dressent devant la numérisation de l’industrie agricole et agroalimentaire, les questions éthiques demeurent la nébuleuse la plus complexe à éclaircir, aux yeux de la professeure de l’Université Laval. «Pendant longtemps, rappelle Annie Royer, l’actif principal sur une ferme, c’étaient la terre, les bâtiments et les animaux. Là, tout d’un coup, les données [générées par les robots et les applications qui font fonctionner la ferme] deviennent l’actif à la base de l’agriculture numérique.»
Or, pour le moment, ces données sont, pour ainsi dire, séquestrées par les fabricants d’équipements. «Aujourd’hui, signale-t-elle, la rentabilité des entreprises de technologie agricole ne tient pas tant aux outils qu’elles vendent, mais aux services qu’elles offrent aux producteurs à partir des données qu’ils génèrent.»
Si la donnée brute tirée de l’activité agricole devrait, en théorie, appartenir au producteur, un flou total entoure encore la propriété de la donnée transformée. Or, c’est la donnée transformée qui est intéressante et monnayable, insiste la chercheuse. «C’est cette donnée-là qui aide à la prise de décision chez le producteur.» Sans compter que la technologie permet désormais de colliger de l’information qui pourrait rapidement devenir très critique dans une industrie aussi stratégique que l’agriculture. «Certains entrevoient que de grandes firmes multinationales pourraient se retrouver avec de l’information sur ce qui a été semé, ce qui a été récolté, sur le rendement des récoltes, etc.», soulève Annie Royer. Pour le moment, on ne sait toujours pas à qui cette information appartient.