Cynthia Savard Saucier
DESIGN INDUSTRIEL. Cynthia Savard Saucier est directrice du design utilisateur chez Shopify et auteure du livre Tragic Design, qui mesure les conséquences d’un mauvais design sur un produit ou un service.
KÉVIN DENIAU – Pourquoi vous êtes-vous intéressée aux conséquences du mauvais design ?
CYNTHIA SAVARD SAUCIER – Quand un médecin ou un ingénieur prend de mauvaises décisions, on voit clairement l’impact que cela peut avoir. Quand il s’agit d’un designer, on a tendance à croire que c’est un peu moins grave. Mais, penser cela, ce n’est rendre service ni aux designers, ni aux entreprises, ni à la société.
K.D. – Comment expliquez-vous cela ?
C.S.S. – Je pense qu’on sous-estime le rôle stratégique du design. Rien que dans le vocabulaire : le mot design est associé à quelque chose de beau, coloré, moderne. En bref, à l’aspect visuel et graphique. Ce n’est pas incorrect, mais c’est limitatif. Il faut dire que la profession n’a pas non plus développé de vocabulaire autour du processus de création. Donc c’est à nous, designers, d’influencer l’opinion publique et de mieux expliquer notre métier. On sent toutefois que le design selon l’expérience client (UX) commence à être progressivement plus reconnu stratégiquement dans les entreprises.
K.D. – Quels peuvent être les coûts d’un mauvais design ?
C.S.S. – On parle de coût financier, de coût social (par exemple, un design hostile qui peut exclure certains types d’utilisateurs), mais aussi de coût humain. Dans certains cas, un mauvais design peut en effet tuer. Dans le livre, nous prenons l’exemple d’une patiente atteinte d’un cancer, aux États-Unis. Son traitement était si agressif qu’il nécessitait des soins de réhydratation avant et après. Or, cette information était tellement mal indiquée dans le logiciel utilisé par l’hôpital, que l’infirmière ne l’a pas vue et la patiente est décédée d’une cause non liée à son cancer. Le logiciel ne respectait pas des règles basiques de design.
K.D. – À quoi faites-vous référence quand vous parlez de coût financier ?
C.S.S. – On peut notamment évoquer les tactiques de design malhonnêtes. Imaginons le cas d’une location d’un camion de déménagement. Vous suivez le processus de réservation et, à la fin, le prix ne correspond plus du tout à ce que vous pensiez au départ. Vous réalisez alors que des couvertures ou des boîtes de déménagement ont été ajoutées à votre insu : l’entreprise a forcé votre décision en espérant que vous ne vous en rendiez pas compte. Cela semble être une bonne pratique de design, car vos ventes vont ainsi augmenter. C’est toutefois oublier le coût que cela représente à plus long terme : hausse des retours et des appels au service à la clientèle, dégradation de l’image de marque de l’entreprise, etc.
K.D. – Quelles sont les bonnes pratiques que vous suggérez en la matière ?
C.S.S. – Tout d’abord, il faut penser à faire des tests utilisateurs : c’est la meilleure façon de résoudre 80 % des problèmes. Il y a des entreprises qui se sont spécialisées dans ce domaine. Cela ne doit pas être obligatoirement cher : on peut juste inviter cinq ou six utilisateurs et parler avec eux ou faire des tests sur son site. Par ailleurs, à l’interne, les designers ne doivent pas se présenter comme des spécialistes du bricolage ou du design visuel. On a tendance à dissocier le design de la logique d’affaires. Il est primordial pour les designers de comprendre les décisions stratégiques : cela va les aider à être mieux reconnus et entendus. Enfin, il faut définir des codes de valeur à l’interne (par exemple favoriser l’accessibilité) et les partager à l’ensemble des équipes pour que chacun soit responsable de les faire appliquer et pas seulement de l’élaborer. Je recommande aussi de ne pas externaliser l’ensemble du processus de design, car beaucoup de décisions nécessitent d’avoir une fine compréhension de ses utilisateurs.