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Ne cachez plus cette pollution que l’on ne saurait voir

Charles Poulin|Édition de la mi‑novembre 2023

Ne cachez plus cette pollution que l’on ne saurait voir

Les entreprises québécoises n’ont pas cinq ou dix ans devant elles pour démarrer leur processus de divulgation de leurs émissions de GES. D’ici deux ou trois ans, elles devront avoir un plan et des mesures en place. (Photo: 123RF)

NORMES ESG: 2024 SERA UNE ANNÉE CHARNIÈRE. Les efforts pour décarboner les différentes économies de la planète vont s’intensifier en 2024. Entrée en vigueur des nouvelles normes de l’International Sustainability Standards Board (ISSB), mise en application de la ligne directrice B-15 du BSIF… La cloche annonçant la fin de la récréation a sonné. Qu’elles le veuillent ou non, les entreprises québécoises de toute taille ne pourront bientôt plus ignorer leurs émissions de gaz à effet de serre (GES), sans quoi elles en subiront les conséquences financières.

La divulgation extrafinancière liée au climat et à l’émission de GES évolue extrêmement rapidement depuis deux ans. À peine sur le radar en 2020, elle est devenue le centre de discussion d’entreprises et d’investisseurs l’an dernier, pour finalement voir des normes internationales sur le sujet voir le jour en juin 2023.

« L’année 2024 sera charnière pour les entreprises québécoises au chapitre de la divulgation extrafinancière liée aux GES, estime François Senez, cofondateur et directeur financier de Clearsum, une firme-conseil montréalaise spécialisée en stratégie climatique. Les investisseurs demandent à connaître ces informations. On revient toujours à la même chose: gérer la relation risque-rendement. »

La norme S1 de l’ISSB portera sur les exigences générales pour la divulgation extrafinancière durable des entreprises, et la norme S2 concerne les exigences de la divulgation reliée au climat. Elles entreront en vigueur dès le 1er janvier 2024.

Ces deux normes viendront ainsi donner un « langage comptable commun » à l’ensemble de la planète et remplaceront, petit à petit, les quelque 500 référents ESG actuellement utilisés à travers le monde, souligne le président de l’ISSB, Emmanuel Faber.

 

Adoption

Déjà, ces nouvelles normes ont été endossées par l’Organisation internationale des commissions des valeurs (OICV) en juillet et accueillies favorablement par les Autorités canadiennes de valeurs mobilières (ACVM), dont fait partie l’Autorité des marchés financiers (AMF).

Du côté canadien, le Conseil canadien des normes d’information sur la durabilité (CCNID) travaille avec les ACVM et le Bureau du surintendant des institutions financières (BSIF) pour « bien comprendre leurs préoccupations » et accélérer le processus d’application des nouvelles normes de l’ISSB.

Le directeur général du CCNID, Charles-Antoine St-Jean, s’attend à faire consultation avec les parties prenantes au Canada en 2024, ce qui permettrait à son organisme de prendre le pouls quant à l’adoption prochaine au Canada des normes S1 et S2.

 

Ligne directrice B-15

De son côté, le BSIF annonce l’arrivée de la « ligne directrice B-15 », qui entrera en vigueur à la fin de l’année fiscale 2024 pour les banques d’importance systémique intérieure nationale et les groupes d’assurance actifs à l’échelle internationale dont le siège social est situé au Canada. Pour toutes les autres institutions financières fédérales (IFF) visées, elle entrera en vigueur à la fin de l’exercice 2025.

« La ligne directrice B-15 énonce les attentes en matière de saine gestion des risques liés au climat pour les IFF, explique le service de relations médias du BSIF. Il s’attend à ce que les IFF intègrent les conséquences des risques physiques et des risques de transition dans leurs modèles d’affaires ainsi que leur stratégie en fonction des risques et des vulnérabilités. La ligne directrice veut qu’elles considèrent les risques liés au climat lorsqu’elles souscrivent des prêts et exercent leurs activités commerciales. »

 

Conséquences

Les entreprises québécoises verront bientôt apparaître les impacts de ces nouvelles normes. Elles pourraient notamment subir des conséquences dans l’obtention de financement ou encore dans l’accès à certains marchés.

« Les investisseurs en action ou en dettes vont vouloir lire ces rapports de divulgation, soutient le directeur général de Finance Montréal, Jacques Deforges. Si vous n’avez pas de divulgation lisible par les financiers, ce sera beaucoup plus difficile d’avoir accès à du financement. »

Charles-Antoine St-Jean s’attend pour sa part à ce que les grandes banques aient des discussions sur la durabilité avec leurs clients sous peu.

Le directeur général du CCNID, Charles-Antoine St-Jean (Photo: courtoisie)

« J’ai entendu des grandes banques qui disent songer, d’ici quatre ou cinq ans, à ajouter quelques points de base au financement, une pénalité si le risque est plus élevé, avance-t-il. Les banques anticipent un impact sur le financement assez rapidement. Elles veulent aussi gérer leur risque et ajuster le coût du capital en fonction de ce risque. S’il augmente, le coût du capital aussi. »

Jacques Deforges ajoute également que de plus en plus d’entreprises qui vont vouloir s’assurer que leurs fournisseurs ont un plan concret en ce qui a trait à leurs émissions de GES de façon à améliorer leur propre score environnemental.

« D’ici peu, on peut imaginer que pour deux PME qui proposent le même produit, celle qui aura un plan concret pour les GES et qui va améliorer sa performance année après année aura plus de chance de remporter des marchés que celle qui n’a pas de réponse. Et c’est déjà commencé, d’ailleurs. »

 

Le temps presse

Les intervenants interrogés par Les Affaires sont unanimes : les entreprises québécoises n’ont pas cinq ou dix ans devant elles pour démarrer leur processus de divulgation de leurs émissions de GES. D’ici deux ou trois ans, elles devront avoir un plan et des mesures en place.

« Un jour, les banques et les grands investisseurs à travers la planète vont devenir carboneutres, et ça va toucher tout le monde, plaide Michael D. Penner, ancien PDG d’Hydro-Québec et PDG de Partners Group Canada. Je ne pense pas que c’est une question de cinq à dix ans, je crois que c’est plus deux à trois ans. Les entreprises qui ne sont pas préparées à ça vont être dans une situation vraiment difficile parce qu’il deviendra impossible d’échapper à leurs responsabilités environnementales. »

Plusieurs grands donneurs d’ordre interrogent d’ailleurs déjà tous les maillons de leur chaîne d’approvisionnement, révèle Charles-Antoine St-Jean. Si les normes S1 et S2 de l’ISSB visent au départ les entreprises cotées en Bourse, il n’en demeure pas moins que la grande majorité des 250 000 PME du Québec, qui sont souvent liées à la chaîne de valeur des grandes entreprises, seront elles aussi touchées.

« Une entreprise à qui j’ai parlé récemment me disait que sur toute sa chaîne approvisionnement, elle a peut-être entre 10% et 25% de fournisseurs qui ne pourront pas suivre la parade, raconte-t-il. Il lui faudra avoir des discussions sérieuses à savoir si elle doit en chercher d’autres. Ces discussions stratégiques se déroulent actuellement. »

« Il commence à se faire tard pour les grandes entreprises si elles n’ont pas amorcé leur divulgation, mentionne François Senez. Pour les PME, dans les prochains six mois, il faut que les dirigeants s’y intéressent et qu’ils commencent à se bâtir une idée de ce que leur plan va avoir l’air, ce qu’ils vont devoir mettre en place et les investissements qui seront nécessaires. »

 

Opportunités à saisir

Si la divulgation extrafinancière liée au climat et aux GES demeure un risque que les entreprises doivent considérer, elles peuvent aussi en retirer des opportunités d’affaires.

« Si nous voulons que le Canada adopte les normes de l’ISSB, c’est pour permettre aux entreprises d’être plus attractives, explique Charles-Antoine St-Jean. Ça permet de fournir aux investisseurs des informations pour être capables de mesurer leur risque à long terme. »

Le besoin annuel en capital pour réaliser la décarbonation au Canada est de l’ordre de 115 à 120 G$, avance-t-il. Le Canada étant incapable de générer cette somme de lui-même, il dépend beaucoup du capital étranger.

« Si on ne peut rendre nos entreprises attractives face au capital étranger, elles ne pourront pas se développer, tranche-t-il. Les grands bailleurs de fonds et les investisseurs veulent désormais mesurer la résilience d’une entreprise face aux défis environnementaux. C’est une question de gestion du risque et des opportunités. »