Logo - Les Affaires
Logo - Les Affaires

Travail hybride ou 100% virtuel: comprendre l’impact sur les RH

Philippe Jean Poirier|Publié le 14 Décembre 2020

Travail hybride ou 100% virtuel: comprendre l’impact sur les RH

Julie Tardif, CRHA, cofondatrice du cabinet-conseil en ressources humaines Iceberg Management (Photo: courtoisie)

L’enjeu des outils de surveillance informatique
Philippe Jean Poirier
Quand Microsoft a déployé sa nouvelle fonctionnalité « score de productivité » (Productivity Score) le 17 novembre dernier, il l’a présenté comme une manière d’aider les gestionnaires à « mieux comprendre l’expérience employé » dans un contexte de travail à distance. Les critiques y ont plutôt vu un outil de surveillance « digne de Big Brother » (notre chroniqueur Olivier Schmouker) qui serait « moralement intolérable » (David Heinemeier Hansson, cofondateur de la suite bureautique Basecamp), parce qu’il portait atteinte à la vie privée des utilisateurs. 
Prise de court par la levée de boucliers, Microsoft a rapidement fait marche arrière en retirant le volet individuel de son outil qui produit des graphiques de productivité à partir de 73 indicateurs d’activité dans la suite Microsoft 360 (Excel, Skype, Outlook et Teams). Il n’est donc plus possible de consulter le score de productivité individuelle de chaque employé – comptabilisé en se basant sur fréquence des courriels, le nombre participation à une réunion Teams et ainsi de suite) –, mais seulement l’activité globale anonymisée d’une équipe. 
Or, dans le débat qui a fait rage entre la multinationale de l’informatique et quelques ardents défenseurs de la vie privée actifs sur Twitter, peu de place a été faite aux motivations justifiables que peuvent avoir les entreprises qui souhaitent utiliser leurs données internes pour améliorer leurs pratiques et optimiser leurs opérations.
« La collecte d’information peut être tout à fait légitime à des fins opérationnelles », confirme Guillaume Laberge, avocat spécialisé en droit à la vie privée et associé du cabinet Lavery. Un employeur pourrait par exemple décider de surveiller différents indices d’activité afin de savoir, au moment de distribuer une tâche, quel employé est disponible, fait-il valoir.
L’employeur doit bien sûr procéder dans le respect de la vie privée des travailleurs. « Les employés ont une expectative de vie privée qui a été reconnue à de multiples reprises par la jurisprudence », rappelle l’avocat. 
Il doit aussi respecter le cadre législatif en vigueur en s’abstenant d’imposer des conditions de travail déraisonnables, note Benoit Brouillette, avocat en droit du travail et associé du cabinet Lavery. « Un exemple extrême – à proscrire – serait de demander à un employé d’ouvrir la caméra de son ordinateur portable en permanence, afin de surveiller chacune de ses activités professionnelles  », illustre-t-il.
La perspective des ressources humaines
De son côté, Manon Poirier, directrice générale de l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréées (CRHA) se réjouit de la décision de Microsoft de retirer le volet individualisé de son outil. « Selon l’Ordre, cette fonctionnalité allait à l’encontre des bonnes pratiques de gestion actuelles et celles que nous entrevoyons pour l’avenir, qui sont basées sur la confiance, la responsabilisation et l’imputabilité », énumère-t-elle.
La spécialiste des ressources humaines (RH) reconnaît cependant le rôle critique que jouent aujourd’hui la cueillette et l’exploitation des données pour une entreprise. « Plus on a d’information sur nos clients et nos façons de faire à l’interne, plus on est à même de prendre de bonnes décisions d’affaires, admet-elle. Les dirigeants doivent toutefois s’assurer que leurs intentions soient claires, et qu’ils ne tombent pas dans le contrôle ou la surveillance. »
Andrée Laforge, CRHA, vice-présidente de l’expérience-employé et chef de produit à Syntell, une firme spécialisée en intelligence d’affaires, ne partage pas la perception selon laquelle les employeurs désirent utiliser les outils de gestion de la performance pour « surveiller » ou « contrôler leurs employés ». 
« Personnellement, je n’ai jamais vu une direction de ressources humaines vouloir utiliser l’analytique dans le but de débusquer les employés qui font mal leur travail, précise-t-elle. On veut améliorer les pratiques RH et s’assurer que ce qu’on fait pour nos employés augmente leur mobilisation. » 
Sa firme réfléchit actuellement à la manière d’intégrer le Productivity Score de Microsoft à ses services aux entreprises. « Le score collectif de productivité pourrait très bien servir comme outil de mesure lorsqu’on déploie une mesure visant à soutenir ou aider une équipe de travail », estime Andrée Laforge. Une entreprise pourrait aussi utiliser les indicateurs pour connaître les plages horaires de leurs employés : travaillent-ils davantage le jour ou le soir ? Semblent-ils en surcharge de travail ? 
Elle insiste également sur le rôle que doivent jouer les CRHA dans ce genre de projet. « Ce sont les gardiens des bonnes pratiques RH et ils sont sensibilisés à l’importance de protéger la vie privée des employés », assure-t-elle.
-30-
 
 
  

ORGANISATION DU TRAVAIL. Plusieurs organisations doivent actuellement se positionner entre un retour au bureau progressif – dans le respect des mesures sanitaires – et la poursuite du travail à distance. Ces deux modes d’organisation du travail présentent des avantages et des inconvénients, à la fois pour les gestionnaires et les employés. 

Une façon de rendre le modèle hybride – certains jours à la maison et les autres au bureau – avantageux pour l’employeur est de mettre en place un système de bureaux partagés, afin de diminuer ses besoins d’espace. Mais « est-ce que les employés accepteront de renoncer à leur bureau personnel, rempli de photos de famille ? », se demande Martin Delage, le gestionnaire responsable d’élaborer la nouvelle politique de télétravail au Centre intégré de santé et de services sociaux (CISSS) de Laval. 

« Ça pose aussi un enjeu d’équité, poursuit-il. Dans le contexte hospitalier, on risque de se retrouver avec deux classes d’employés : ceux qui ont la chance de travailler de la maison et ceux qui doivent venir au bureau, parce que leurs tâches ne peuvent être accomplies à distance. »

Bien que séduisant, le modèle hybride comporte en effet des défis inédits. « Comment ces entreprises s’y prendront-elles pour tenir une rencontre de six personnes, si deux d’entre elles sont à la maison ? » demande Katie Bussières, présidente de Nubik, une firme informatique travaillant de manière 100 % virtuelle. Elle doute également des chances de succès d’une politique de télétravail qui donnerait carte blanche à l’employé de venir ou non au bureau. « Comment bâtit-on une culture d’entreprise si certains employés décident de toujours rester à la maison ? »

Julie Tardif, CRHA, cofondatrice du cabinet-conseil en ressources humaines Iceberg Management, rappelle qu’une salle de téléconférence bien équipée permet à des collègues à distance et au bureau de mener une conversation fluide. La politique de télétravail doit cependant énoncer des balises claires. « Les employés ont-ils des heures de présence obligatoire ? Sont-ils libres de faire leur horaire, sans nuire aux opérations ? », illustre-t-elle. 

L’employeur conserve son droit de gestion, rappelle la consultante. Il peut donc forcer la présence au bureau pour certains types de rencontres. 

 

Loin des yeux, loin du cœur ?

Les entreprises aux méthodes 100 % virtuelles ont elles aussi leurs défis à relever. Les plus consciencieuses aideront leurs employés à rendre leur environnement de télétravail ergonomique en leur accordant un budget discrétionnaire ou en leur fournissant des équipements adaptés. 

Bâtir un sentiment d’appartenance et une réelle culture organisationnelle peut aussi demander plus d’effort à distance. « Ces entreprises doivent mettre en place des mécanismes de communication constante, qui imposent des rendez-vous incontournables », conseille Caroline Thomson, CRHA, consultante en ressources humaines chez Iceberg Management. Le choix des outils technologiques est varié : une application collaborative de gestion de tâches, une application de messagerie instantanée ou encore un forum de discussions. 

L’équipe des ressources humaines (RH) doit pour sa part réfléchir à la manière d’interagir avec les employés. « À distance, on ne retrouve pas le même effet “porte ouverte” que dans une entreprise physique, note Julie Tardif. Les employés sont moins enclins à poser leurs questions spontanément. » Les responsables RH doit être plus proactive en matière de communication et de soutien professionnel – mais aussi personnel. 

 

Comment trancher

Avant de statuer sur l’organisation du travail à adopter, une entreprise doit prendre en considération plusieurs facteurs. Les dirigeants doivent bien sûr écouter leurs employés. Ils doivent aussi respecter l’ADN de leur entreprise. « C’est à la direction de donner une vision et des objectifs clairs pour l’entreprise, puis de se donner les moyens de les atteindre », rappelle Julie Tardif. 

Ultimement, l’entreprise doit réfléchir à la meilleure manière de desservir ses clients et mener ses opérations. « On ne doit pas se buter à des enjeux technologiques qui peuvent être facilement résolus en 2021, prévient la consultante. Il ne faudrait pas qu’une entreprise s’empêche de faire du travail hybride ou virtuel parce qu’elle ne parvient pas à donner un VPN [réseau privé virtuel] à tout le monde. »

Les dirigeants doivent aussi s’attendre à faire quelques essais-erreurs avant de trouver la formule gagnante pour leur entreprise et leurs employés. « Les employeurs n’auront pas toutes les réponses en 2021, prévient la cofondatrice d’Iceberg Management. Il y aura encore des changements à faire en 2022. Les entreprises feront des projets-pilotes, puis des post-mortems et ils verront ce qui fonctionne le mieux. » Inutile, donc, de se mettre en quête d’un modèle définitif.