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RECRUTEMENT. Le recrutement est l’une des facettes des ressources humaines les plus remuées par l’émergence des nouvelles technologies. Surtout à l’heure de la pénurie de main-d’oeuvre. Analyse de ces mutations récentes, mais durables, qui vont obliger les professionnels du secteur à se réinventer.
L’acquisition de talents fait-elle encore partie des ressources humaines ? La question paraît saugrenue, mais elle témoigne de l’évolution progressive des compétences des recruteurs.
«La technologie va remplacer la partie transactionnelle du métier, et le recruteur va devoir porter des chapeaux différents, précise Julie Hubert, fondatrice de la plateforme Workland. Il devra appréhender sa description de poste comme une publicité, gérer des investissements médias, faire des campagnes, suivre des indicateurs, être au courant des nouvelles technologies… Un rôle plus intéressant que le filtrage de CV !»
«On demandera de plus en plus au recruteur de devenir un expert en marketing et en vente», confirme Eric Bélair, gestionnaire en acquisition de talents chez Raymond Chabot Grant Thornton.
Cette incursion des compétences marketing dans l’univers du recrutement est en grande partie liée à l’émergence des technologies numériques ainsi qu’à la mutation du marché de l’emploi, lequel affiche un taux de chômage qui atteint des creux historiques, et à la guerre des compétences rares qui fait rage. Autrement dit, les recruteurs ne peuvent plus attendre les candidats ; ils doivent aller les chercher et les séduire.
«On est passé du triptyque « publication de l’offre, tri des CV, embauche » à « attraction des talents, relation, expérience candidat », résume Jean-Baptiste Audrerie, chef de pratique, Transformation et technologies RH chez Horizons RH. Aujourd’hui, le recrutement ne se joue plus sur le traitement des candidatures, mais sur la capacité à attirer l’attention des personnes visées.»
Quelle est la formation la plus courue à l’école de recrutement Les Sources Humaines ? Sans surprise, «le passage au sourcing, c’est-à-dire comment approcher des candidats et chercher des profils sur le Web», répond Sandrine Théard, sa fondatrice. «Ce n’est pas facile pour les recruteurs, car on leur demande de passer en mode chasse ou de faire du marketing, alors que ce n’est pas toujours ce qu’ils veulent faire», ajoute-t-elle.
«Les ressources humaines ne sont pas habituées à créer des expériences agréables ou à rendre la mise en marché de leurs postes attrayante. Les solutions intéressantes sont donc celles qui vont les aider à faire ce marketing RH,» poursuit Mme Hubert, de Workland.
Les technologies peuvent en effet constituer un facteur d’attraction pour les candidats et conférer un avantage comparatif à l’employeur. À l’image des entrevues vidéo préenregistrées, une solution que distribue depuis trois ans Martin Cloutier, le fondateur de D-Teck, une firme spécialisée dans l’évaluation de compétences. Ce dernier se rappelle une rencontre récente avec un client : «Il me montre sur son téléphone la publicité d’un compétiteur qui indiquait « Entrevue garantie dès réception de votre CV ». Il voulait pouvoir dire la même chose et a donc opté pour les entrevues vidéo.»
Selon M. Cloutier, 80 % de ses clients utilisent la technologie distribuée par D-Teck pour améliorer leur image de marque et paraître innovant aux yeux des postulants. «C’est pratique pour ces derniers, qui n’ont pas à se déplacer et peuvent répondre aux questions quand ils veulent. De plus, l’entreprise peut ajouter une vidéo d’entreprise ou une présentation du recruteur ou du gestionnaire, qui pourra par exemple mentionner les valeurs de l’employeur ou les défis du poste», précise-t-il.
Il est également devenu plus simple de diffuser des messages ciblés aux candidats. «On est passé de la banderole « Nous embauchons » sur le mur de l’usine à la possibilité de faire des vidéos personnalisées sur LinkedIn», illustre Sébastien Savard, président et cofondateur de l’entreprise de recrutement Sourcinc.
Pour M. Audrerie, il devient alors important de mettre en place un TRM (Talent Relationship Management) à l’interne. «Comme les CRM (Customer Relationship Management) en marketing, cela permet d’approcher les candidats, de les recibler, de leur diffuser du contenu ou de suivre leurs visites sur ton site ou durant tes événements, explique-t-il. Il faut vraiment réinventer la façon d’entrer en relation.»
Gare, toutefois, aux effets de mode et aux solutions «gadgets», prévient Patrice Poirier, président de Sigma-RH. «Beaucoup de nouveaux outils vont rendre l’expérience de recrutement plus agréable, sauf que le but d’un candidat, ce n’est pas de prendre du plaisir, mais de trouver un emploi, renchérit Mme Hubert. Il faut ainsi toujours se poser la question : est-ce que cet outil rend vraiment la tâche plus simple pour le candidat ?»
Optimiser les processus de recrutement
Les technologies peuvent avoir un impact sur la marque employeur d’une entreprise, mais aussi sur la vitesse et l’efficacité des processus de recrutement en tant que tels. Deux notions primordiales de nos jours, afin de tirer son épingle du jeu dans la compétition pour les talents. «Dans le domaine informatique, si tu ne traites pas un CV reçu dans les 48 heures, tu vas passer à côté de cette personne, assure M. Poirier. Si elle cherche, elle l’a sûrement envoyé à d’autres entreprises. Et si les autres vont plus vite…»
«Quand une candidature arrive, tout se joue dans la capacité de l’entreprise à mettre rapidement le candidat en relation avec la bonne personne à l’interne», ajoute M. Audrerie.
Dans ce domaine, les nouvelles technologies offrent une aide essentielle aux recruteurs. M. Cloutier estime par exemple que l’usage des vidéos préenregistrées permet de gagner entre 20 et 30 minutes par entrevue. «Par rapport à une préentrevue téléphonique, tu évites la complexité de la prise de rendez-vous. Et si un candidat n’est pas intéressant, tu peux rapidement passer au suivant, sans compter que tu ne cours plus le risque que la personne ne se présente pas.»
L’application québécoise AppyHere, qui connecte en temps réel – sans CV ni affichage de postes – des employeurs et des candidats à emplois de cols bleus, travaille dans le même sens. «Un de nos clients a par exemple réussi à embaucher les chauffeurs routiers dont il avait besoin en une semaine et demie au lieu de trois, et en utilisant trois fois moins de personnes à l’interne», illustre Serge Massicotte, un de ses cofondateurs.
De son côté, la solution Workland Atlas se sert de l’intelligence artificielle (IA) pour automatiser le jumelage entre candidats et entreprises. «On analyse les valeurs, les aspirations ou la personnalité du candidat pour aider le recruteur à gagner du temps dans sa sélection», précise sa fondatrice, Mme Hubert.
«La technologie doit rester une aide à la décision d’embauche, mais ne doit pas prendre la décision, prévient toutefois Manon Poirier, directrice générale de l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés (CRHA). Il est de la responsabilité des professionnels du recrutement de s’assurer que ces outils, notamment l’IA, sont exempts de préjugés.»
Le prix n’est pas toujours gage d’efficacité
«Il existe vraiment plein d’outils pas chers, voire gratuits, qui permettent de fluidifier un processus de recrutement», indique Mme Théard. Elle cite notamment les extensions de fureteur pour trouver les coordonnées d’un candidat, ainsi que des outils de sourcing comme Hiretual, des assistants virtuels pour faciliter les prises de rendez-vous, des logiciels d’envoi automatisé de textos, etc.
«Dans notre domaine, il y a quasiment un nouvel outil chaque jour. Mais l’erreur que je vois très souvent, c’est de les accumuler sans en comprendre le fonctionnement», témoigne M. Savard, qui donne l’exemple d’une entreprise qui a investi un demi-million de dollars dans un vaste programme de recrutement sur LinkedIn. Six mois plus tard, à peine 200 messages ont été envoyés par la plateforme américaine… pour l’ensemble de l’équipe recrutement. «C’est ce que fait une personne chez nous en une journée ! s’étonne-t-il. C’est un peu comme s’acheter une Ferrari et l’utiliser deux fois par année pour aller faire son épicerie.»
Quand on parle de technologie, la question qui se pose est évidemment celle de la rentabilité. «La difficulté est qu’il existe, selon le contexte, des outils très chers qui donnent très peu de résultats, et d’autres, gratuits ou presque, qui sont super efficaces», explique M. Savard. De plus, le rendement de l’investissement (ROI) est une notion bien difficile à calculer quand il s’agit de recrutement.
«Le ROI ne doit pas être juste financier. On peut aussi regarder si l’outil en question a permis d’accéder à des candidatures nouvelles, par exemple», souligne M. Cloutier. Selon lui, il faut réaliser une centaine d’entrevues vidéo par année pour que cela en vaille la peine. «Il ne faut jamais oublier non plus de se demander : combien coûte l’absence de talent ? La question du ROI est proportionnelle à l’importance du talent et au coût de ta main-d’oeuvre», synthétise M. Audrerie.
Quand il est arrivé chez Vidéotron en 2015, M. Bélair, aujourd’hui chez Raymond Chabot Grant Thornton, a mis en place le recrutement par approche directe, notamment en utilisant des licences LinkedIn Recruiter et la version gratuite de Hiretual. «En deux ans, on est passé de 0,5 % à 40 % dans notre démarche de pourvoir des emplois de façon directe, économisant ainsi plus de 150 000 $ en frais de chasse de tête. L’investissement financier a été largement compensé. Sans compter les gains en matière de vitesse à pourvoir un poste ou de siège vide», estime-t-il.
Des usages encore marginaux au Québec
Malgré tout, il n’est pour l’heure pas facile de trouver des entreprises québécoises qui utilisent plusieurs nouvelles solutions technologiques pour leur recrutement. Même parmi les plus importants employeurs de la province. Desjardins est «en train de mettre en place des outils», mais ne souhaite en parler qu’après une période de rodage, et Hydro-Québec a l’«intention d’intégrer l’intelligence artificielle et plusieurs outils technologiques dans son processus de recrutement au cours des deux prochaines années».
Du côté des entreprises numériques, l’agence de commerce électronique Absolunet «garde l’oeil ouvert, mais mise plutôt sur des outils à l’interne pour le moment». Busbud a bien lancé un robot conversationnel il y a quelques années… mais la jeune pousse montréalaise a arrêté l’expérience et n’a pas souhaité répondre aux questions de Les Affaires.
«C’est un sujet en émergence dans la province, confirme Mme Poirier, du CRHA. On a vu beaucoup de nouvelles initiatives québécoises apparaître ces dernières années, mais leur usage est loin d’être la norme.»
«La majorité du marché est encore au stade de la mise en place d’un ATS (Application Tracking System). Il y a un léger retard au Québec, même par rapport à l’Ontario», note Mme Hubert.
Les raisons de cet usage marginal sont multiples. «Les outils américains que l’on teste ne sont pas toujours adaptés au marché québécois et à la langue française», constate M. Savard. «Le frein, à l’heure actuelle, vient souvent du premier stade RH, estime pour sa part M. Cloutier. On est dans une culture très relationnelle et, généralement, les personnes font des RH parce qu’elles aiment le contact humain et ne veulent pas que cela soit remplacé par de la technologie.» Selon lui, la pénurie de main-d’oeuvre va cependant forcer et accélérer le changement.
C’est en effet cette raison qui a poussé iA Groupe financier à mettre en place, en novembre dernier, la solution Workday pour sa paie, son recrutement et ses RH, ainsi qu’à faire davantage de recherche de candidats à l’interne, en investissant dans LinkedIn Recruiter. «On n’avait plus le choix, il fallait prendre les devants et miser sur l’innovation», témoigne Alexandre Chamberland, conseiller stratégique, Technologies, innovation et acquisition de talents chez l’assureur québécois. Résultat ? Le délai de recrutement s’est d’après lui réduit de 10 à 15 jours par embauche. Un changement non négligeable pour une organisation qui effectue 1 500 recrutements par année, à l’interne et à l’externe. Aujourd’hui, iA réfléchit à la mise en place d’un robot conversationnel, d’entrevues vidéo ou d’une solution de planification de rendez-vous.
Du côté de l’entreprise montréalaise Element AI, le choix s’est porté sur l’ATS Greenhouse, qui permet d’organiser sa base de données de candidats, de faire des suivis automatisés et de gérer les offres d’emploi en ligne. Sans oublier LinkedIn Recruiter et GoodTime, un outil destiné à trouver les meilleurs créneaux horaires des entrevues.
«Pour chaque outil, on se pose toujours la question de l’expérience candidat, souligne Julien-Pier Boisvert, chef d’équipe recrutement de l’entreprise. Le marché des talents est très compétitif et les candidats veulent des relations humaines ; on n’a pas besoin de millions d’outils pour créer cette relation sincère entre deux personnes. La technologie doit ainsi nous aider à nous libérer du temps pour avoir de meilleures conversations, ce qui est le vrai différenciateur.»
Les 4 000 candidatures que reçoit Element AI chaque trimestre sont ainsi toutes scrutées par la dizaine de personnes chargées du recrutement. «L’humain reste encore le meilleur pour regarder l’histoire derrière le CV», confie M. Boisvert.