Les grandes entreprises au service des régions… et vice-versa
François Normand|Édition de la mi‑mai 2023La grande majorité des entreprises régionales sont situées dans la vallée du Saint-Laurent, soit les basses terres situées le long du fleuve, de la rivière des Outaouais et de la rivière Saguenay. (Photo: 123RF)
SPÉCIAL 300 PLUS GRANDES ENTREPRISES. Cascades à Kingsey Falls, Premier Tech à Rivière-du-Loup, Beauce Atlas à Sainte-Marie… Aux quatre coins du Québec, des dizaines de moyennes et de grandes entreprises ont un effet structurant sur l’économie et la collectivité. Toutefois, si cette présence locale procure des avantages, elle génère aussi des défis majeurs.
Le stratège Louis J. Duhamel parle de l’« effet magique » des sièges sociaux en région, c’est-à-dire à l’extérieur du Grand Montréal et de la région de Québec, citant feu l’économiste Marcel Côté, fondateur de la firme Secor mort en 2014.
« Les décisions d’entreprises, les décisions sur l’approvisionnement, les décisions liées à l’international sont toutes prises localement. Tout ça, c’est du bonbon pour les régions, car cela génère plusieurs retombées économiques », dit le président de LJD Conseils et conseiller stratégique chez Deloitte.
La pandémie de COVID-19, qui a perturbé les chaînes d’approvisionnement, a aussi favorisé les achats locaux, souligne Stéphane Drouin, vice-président à l’achat québécois et au développement économique à Investissement Québec (IQ).
« On assiste à la nord-américanisation des chaînes d’approvisionnement », dit-il. Ainsi, un nombre grandissant d’entreprises québécoises achètent davantage de composants et d’équipements au Québec, notamment en région (auprès d’un fournisseur québécois qui fabrique la même chose qu’un fournisseur asiatique, mais à un coût un peu plus élevé, par exemple), ou diversifient géographiquement leurs fournisseurs (une solution de rechange au Québec afin de réduire le poids des approvisionnements en Asie dans une chaîne de valeur).
Relativement peu de sièges sociaux en région
Il est pratiquement impossible de savoir le nombre exact d’entreprises qui ont leur siège social en région.
Selon Statistique Canada, un siège social est un établissement dont le rôle principal est de fournir des services de gestion générale ou de soutien administratif à d’autres établissements. Aussi, la vaste majorité des PME qui ont un seul établissement en région ne sont pas comptabilisées comme ayant un siège social.
Cela dit, des études permettent d’avoir un certain ordre de grandeur. C’est notamment le cas d’une analyse de la Fédération des chambres de commerce du Québec (FCCQ), qui s’est appuyée sur cette définition.
Ainsi, en 2021, les sièges sociaux représentaient 50 000 emplois directs dans la province. De ce nombre, plus de 38 000 se trouvaient à Montréal et plus de 7000 à Québec. Il y avait donc seulement 5000 emplois directs situés en région qui étaient attribuables à des sièges sociaux, insiste le PDG de la FCCQ, Charles Milliard.
« Le siège social de la multinationale Premier Tech, à Rivière-du-Loup, c’est génial, mais ça demeure anecdotique », dit-il, sans toutefois minimiser les retombées économiques que peuvent avoir les entreprises ayant leur siège social en région.
Des retombées économiques majeures
La multinationale Cascades, qui fabrique des emballages de produits d’hygiène et des matériaux à base de fibres, est un bel exemple de ces retombées importantes. Son siège social est situé à Kingsey Falls, dans le Centre-du-Québec.
L’entreprise compte 2326 employés dans cette région, principalement situés à Kingsey Falls, à Drummondville et à Victoriaville. Ses approvisionnements locaux sont aussi importants, selon le vice-président aux communications et aux affaires publiques, Hugo D’Amours.
« Nous estimons les achats de biens et de services dans la région à environ 80 millions de dollars (M$) par année », souligne-t-il.
Le fabricant de structures d’acier Beauce Atlas, dont le siège social est à Sainte-Marie, a aussi une incidence économique importante en région, même si l’entreprise est très active en Nouvelle-Angleterre.
Dans Chaudière-Appalaches, elle exploite deux usines de fabrication et deux bureaux, incluant le siège social à Sainte-Marie. Au total, l’entreprise emploie 220 personnes et ses achats locaux sont inférieurs à 1 M$, précise la conseillère aux affaires corporatives, Marie-Pier Blais.
Chantiers Chibougamau, qui fabrique des bâtiments en bois — elle a notamment construit un pavillon à l’Université du Michigan —, est un autre exemple d’une entreprise qui un effet majeur sur sa communauté, tout en créant des emplois… à Montréal.
La société emploie plus de 900 personnes dans la région du Nord-du-Québec, soit plus de 600 à Chibougamau, où est situé le siège social, et plus de 300 à Lebel-sur-Quévillon. Ses achats locaux dans le Nord-du-Québec totalisent 40 M$ par année.
« À la suite d’une acquisition conclue en mars 2023, nous en comptons plus de 550 autres en Abitibi-Témiscamingue dans trois usines et un bureau administratif ainsi que plus de 70 à Montréal », ajoute Frédéric Verreault, directeur exécutif du développement corporatif.
Des inconvénients d’être en région
Cela dit, avoir une présence forte en région comprend aussi des inconvénients, sans parler de certaines occasions manquées.
Pierre Graff, PDG du Regroupement des jeunes chambres de commerce du Québec (RJCCQ), souligne par exemple le fait que les approvisionnements y sont généralement plus compliqués, tout comme l’accès aux moyens de transport.
À ses yeux, l’écosystème d’appui aux start-ups peut aussi manquer de profondeur. « Il y a moins de leviers au chapitre du financement », dit-il, en précisant qu’il se crée malgré tout plusieurs belles PME en région.
S’il souligne le dynamisme des entreprises régionales, Sylvain Durocher, directeur général de Sherbrooke Innopole, un organisme de développement économique, fait remarquer qu’il y a des avantages à être localisé près de Montréal ou de Québec.
« Si on interchangeait par exemple Sherbrooke avec Longueuil, cette dernière ne ferait pas mieux que nous, car Sherbrooke profiterait elle aussi davantage du dynamisme de la région de Montréal », explique-t-il.
Voilà pour la théorie, mais en pratique, la plupart des entreprises qui ont leur siège social en région n’ont sans doute pas l’intention de déménager en ville. Elles sont nées et ont grandi en région, où la qualité de vie est appréciée. Elles sont ancrées dans la collectivité, en plus d’y jouer un rôle socioéconomique primordial, comme ne peuvent pas le faire les entreprises en ville, insiste Louis J. Duhamel.
« Ce sont des acteurs communautaires ; on ne voit pas ça à Montréal. »
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Plus du quart des entreprises sont établis en région
Pas moins de 80 des 300 entreprises de notre classement sont établies en région, c’est-à-dire à l’extérieur de la Communauté métropolitaine de Montréal (CMM), de Québec et de Lévis. Cela représente donc une proportion de 27 %.
Sans grande surprise, l’analyse de la base de données de « Les Affaires » montre que plus les entreprises sont grandes en matière d’employés, moins elles ont tendance à être localisées en région. C’est du reste une logique économique universelle dans le monde : habituellement, les grandes entreprises sont dans les métropoles économiques ou les capitales.
Parmi les grandes entreprises situées en région, on retrouve BRP, à Valcourt (Estrie), Cascades, à Kingsey Falls (Centre-du-Québec) et Pomerleau, à Saint-Georges (Chaudière-Appalaches).
On note aussi la présence de Premier Tech, à Rivière-du-Loup (Bas-Saint-Laurent), et du Groupe Soucy, à Drummondville (Centre-Du-Québec).
Fait intéressant, on retrouve la grande majorité de ces 80 entreprises régionales dans la vallée du Saint-Laurent, soit les basses terres situées le long du fleuve, de la rivière des Outaouais et de la rivière Saguenay. Ce n’est sans doute pas un hasard. Au fil des siècles, l’économie du Québec s’est construite autour de ces voies naturelles de navigation, en plus d’y accueillir par la suite les grands axes ferroviaires et routiers près desquels les entrepreneurs ont créé des entreprises.