(Photo: Martin Flamand)
SPÉCIAL INNOVATION. L’idée a d’abord germé en 2013 dans Cap sur un Québec gagnant. Le Projet Saint-Laurent, un essai publié par François Legault, alors qu’il dirigeait la jeune Coalition avenir Québec. Il y élaborait un concept de zones d’innovation dans l’axe du fleuve Saint- Laurent. Depuis qu’il est premier ministre, ce projet a évolué vers des zones d’innovation qui seront mieux réparties aux quatre coins du territoire québécois. Si ce projet s’annonce structurant pour notre économie en 2021, il doit en revanche partir sur de bonnes bases, pour ne pas reproduire les erreurs du passé en matière d’innovation.
Timing is everything, dit le célèbre adage. Eh bien, il sied à merveille aux futures zones d’innovation du gouvernement de François Legault, car ce projet structurant pour l’économie survient au moment où l’onde de choc de la pandémie de COVID-19 force tous les secteurs à revoir leur modèle d’affaires et à innover pour survivre ou continuer de croître au Québec et à l’étranger.
« S’il y a un moment où il faut s’activer en matière d’innovation, c’est maintenant ! » croit Geneviève Tanguay, PDG d’Anges Québec, un réseau qui accompagne les investisseurs et les entrepreneurs innovants à l’international. À ses yeux, si le Québec ne stimule pas massivement l’innovation pour saisir les occasions d’affaires alors que l’économie se transforme, ce sont les entreprises d’autres pays qui répondront à cette demande.
La course mondiale à l’innovation est sans merci. Le sprint scientifique aux vaccins contre la COVID-19 en témoigne, tout comme celle entre Chinois et Américains pour déterminer quelles technologies domineront dans les prochaines années.
Pour autant, notre économie est relativement bien positionnée.
Le Québec est la province où les dépenses en recherche et développement (R-D) des entreprises en pourcentage du PIB sont les plus élevées. En 2017 (les données les plus récentes), ce ratio s’élevait à 1,37 %, comparativement à 0,87 % pour la moyenne canadienne, selon Statistique Canada.
En revanche, en 2017, le score du Québec était inférieur à la moyenne de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) (1,67 %), des États-Unis (2,05 %) et de l’Allemagne (2,12 %), mais est supérieur au Royaume-Uni (1,11 %).
Difficile commercialisation
Si les entreprises québécoises investissent en R-D, elles peinent toutefois à commercialiser leurs idées, déplorent des spécialistes. Bref, trop d’innovations demeurent à l’étape de découverte ou de sujet publiés dans des revues spécialisées.
Or, les zones d’innovation s’attaquent justement à ce problème, insiste Ludovic Soucisse, directeur des communications et des affaires publiques à QuébecInnove, un organisme qui aide les entreprises à accélérer leurs projets d’innovation. Ce qu’il a lu dans le Guide de présentation d’un projet de zone d’innovation, un document officiel, démontre par ailleurs que Québec a compris qu’il faut mettre davantage l’accent sur le « D » dans la R-D. « C’est pourquoi il y a toutes les raisons de croire que cela va fonctionner », dit-il.
Joint par Les Affaires, le ministre de l’Économie et de l’Innovation, Pierre Fitzgibbon, affirme que les zones d’innovation proposent « un modèle de développement économique inédit » au Québec.
« Il s’agit de zones géographiques délimitées où, pour la première fois, des instituts de recherche de pointe côtoieront, autour d’une vision et d’une mission communes, des entreprises innovantes, des jeunes entreprises, des incubateurs et des accélérateurs, des fonds d’investissement, etc. », explique le ministre dans un courriel.
Le ministre fédéral de l’Innovation, des Sciences et de l’Industrie, Navdeep Bains, a décliné notre demande d’entretien pour savoir si Ottawa compte s’impliquer dans la création de zones d’innovation du gouvernement Legault.
Dans un courriel, John Power, porte-parole du ministre, n’a pas répondu à notre question, mais il a souligné que le fédéral sait « à quel point il est important d’investir dans l’innovation au bénéfice » du Québec, en donnant l’exemple de la création de la super grappe SCALE AI, à Montréal, spécialisée en intelligence artificielle.
Même s’il n’y a pas de recette unique pour ce concept, Québec a néanmoins prévu six ingrédients communs – des « critères » – que les promoteurs (municipalité, entreprises, fonds, etc.) doivent respecter pour créer une zone d’innovation. Ainsi, un projet doit comporter un volet industriel, entrepreneurial, de savoir, de connectivité, de collaboration et de développement durable (voir à la fin du texte « Les futures zones doivent contribuer à neufs objectifs »).
Valeur ajoutée et ingrédients essentiels
Ce n’est pas la première fois qu’un gouvernement mise sur l’innovation pour stimuler l’économie du Québec.
En 2013, les péquistes ont investi dans la recherche et l’innovation pour aider les PME à financer le dépôt d’une première demande de brevet. En 2018, les libéraux ont créé 18 pôles régionaux d’innovation pour favoriser l’entrepreneuriat, la créativité et l’innovation – un programme aboli par la CAQ en 2019.
Le gouvernement Legault ne réinvente donc pas la roue. Dans ce contexte, la valeur ajoutée des zones d’innovation est ailleurs. « Elles vont faire en sorte que les gens vont davantage travailler en réseau, tout en amenant une concentration des efforts », souligne Louis-Félix Binette, directeur général de Main Québec, une organisation qui aident les accélérateurs et les incubateurs à réseauter.
À la rigueur, toutes les entreprises spécialisées dans la niche d’une zone d’innovation ne doivent pas s’y implanter physiquement. Par contre, cette zone doit être le carrefour virtuel des acteurs dans cette l’industrie, dit-il, en donnant l’exemple du modèle allemand.
L’Allemagne compte un réseau de 12 centres d’excellence – la Digital Hub Initiative – qui sont bien répartis sur le territoire, et ce, de Hambourg (logistique) à Berlin (fintech et Internet des objets) et à Stuttgart (industries de l’avenir).
Des chercheurs ont aussi démontré l’incidence positive des concepts de « places, spaces, projects » sur l’innovation, dont Patrick Cohendet (HEC Montréal), Patrick Llerena (Université de Strasbourg) et Laurent Simon (HEC Montréal) dans l’article « The Innovative Firm : Nexus of communities and Creativity », publié en 2010 dans la Revue d’économie industrielle.
L’autre grande valeur ajoutée des zones d’innovation est l’implication des centres collégiaux de transfert de technologie (CCTT), affirme Catherine Beaudry, professeure titulaire de la Chaire de recherche du Canada en création, développement et commercialisation de l’innovation à Polytechnique Montréal.
« Leur implication est un atout, car les CCTT contribuent à l’innovation en région », souligne-t-elle, en précisant que ces organismes sont particulièrement collés aux besoins des PME pour les aider à innover et à commercialiser leurs bonnes idées.
Attention aux pièges
Même s’il trouve très intéressant le projet de zones d’innovation, Richard Chénier, PDG de Centech, un incubateur destiné aux entreprises de hautes technologies, affilié à l’École de technologie supérieure (ÉTS), estime toutefois qu’il faut faire attention pour ne pas trop diluer la sauce.
« Il ne faut pas trop multiplier les zones d’innovation ; il faut plutôt chercher à consolider », note-t-il, en donnant l’exemple de Centech. L’incubateur reçoit environ 450 d’entrepreneurs par année, mais dont une poignée (de 20 à 25) mène toutefois à la création de PME. Et, de ce nombre, environ 65% survivront après quelques années.
La gestion de la propriété intellectuelle des entreprises est aussi un défi, car le partage de l’information à propos de leurs innovations doit être plus stratégique et plus encadré. « Il ne faut pas révéler le secret de la Caramilk, car on n’aura plus rien à commercialiser », rappelle-t-il.
La manière d’innover sera aussi un facteur clé. « Traditionnellement, on innove pour innover, et après, on cherche un client », dit Serge Beauchemin, PDG d’Anges Québec Capital, un fonds d’investissement créé pour appuyer financièrement les membres du réseau Anges Québec. Or, la nouvelle tendance est d’identifier un besoin dans un marché afin d’y répondre avec un produit ou un service, car la probabilité de commercialiser avec succès une innovation est ainsi plus élevée.
Québec doit bientôt annoncer quels projets il a retenus et qui deviendront officiellement des zones d’innovation. Il aura beaucoup d’appelés (voir nos autres reportages), mais peu d’élus, car les critères de sélection sont très stricts. Le gouvernement pourrait aussi vouloir expérimenter la formule avant de la déployer à plus grande échelle.
Chose certaine, des sommes importantes seront investies. Aussi, le projet du gouvernement doit être clair et prévisible pour tous les acteurs de l’innovation au Québec, incluant sa pérennité à long terme, estime Michel Cantin, vice-président au développement et au partenariat, ouest du Québec chez Desjardins.
« J’ai discuté avec plusieurs maires. Ils sont très excités, car les zones auront un impact sur la qualité de vie dans leur communauté, l’attraction de la main-d’œuvre ainsi que sur leur ensemble résidentiel », dit-il.
Pour certains spécialistes, le pire scénario serait qu’un nouveau gouvernement à Québec ou dans une ville décide un jour de mettre la hache dans cette stratégie nationale ou dans une des zones pour brasser à nouveau les cartes et présenter une nouvelle stratégie ou un nouveau projet local en matière d’innovation.
Or, le Québec inc. a déjà joué dans ce film. Et il ne veut plus y figurer.
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Les futures zones doivent contribuer à neuf objectifs :
1. Améliorer la performance socioéconomique des territoires
2. Augmenter la productivité des entreprises
3. Créer des entreprises à forte valeur ajoutée
4. Accroître les exportations québécoises
5. Attirer plus d’investissements privés locaux et étrangers
6. Représenter le Québec sur la scène internationale
7. Attirer, développer et maintenir des talents
8. Hausser la qualité de vie
9. Diminuer l’empreinte environnementale du Québec