Décentraliser pour gagner en agilité : l’avenir des grandes entreprises ?
Bruno Collet|Mis à jour le 29 octobre 2024Vinci, géant français des concessions et de la construction, emploie près de 300 000 salariés répartis dans 3500 entités. Chaque entité est auto-gérée, crée ses propres rôles, processus, etc. (Photo: Adobe Stock)
EXPERT INVITÉ. On a beau revoir les processus, simplifier la bureaucratie, ou encore se former au leadership, si l’organisation est monolithique, il sera très difficile de gagner en agilité. D’où la question, peut-on simplement la découper en plus petites entités?
Certains ne se sont pas contentés de se poser la question. Ils l’ont fait.
La compagnie Haier, fabricant chinois d’électroménagers, compte plus de 100 000 employés distribués dans 4000 microentreprises. Cela a permis à l’entreprise de croître rapidement, d’innover et de s’adapter aux réalités locales. Ce faisant, Haier a aussi drastiquement réduit ses effectifs corporatifs. Par exemple, son département RH est passé de 860 à 11 employés.
Vinci, géant français des concessions et de la construction, emploie près de 300 000 salariés répartis dans 3500 entités. Chaque entité est auto-gérée, crée ses propres rôles, processus, etc. L’entreprise ne compte que 50 employés corporatifs (ou 0,02% du total, et chez vous ?) dont la responsabilité est d’assurer la cohérence de l’ensemble. Tout comme Haier, Vinci a gagné en compétitivité, en agilité et en efficience.
Aussi bien chez Vinci que chez Haier, de nombreux employés sont devenus actionnaires de leurs entités, brouillant la ligne entre employé et propriétaire.
La décentralisation génère des bénéfices évidents.
Citons d’abord la capacité de répondre aux spécificités locales. Lorsque l’entreprise opère sur des marchés géographiquement ou économiquement variés, la décentralisation permet à chaque entité d’adapter ses stratégies à sa réalité. Haier et Vinci évoluent tous les deux dans des marchés hétérogènes où les produits et services répondent à des besoins diversifiés.
La décentralisation permet également de réduire la «taxe de coordination» inhérente aux grandes organisations. À mesure que l’entreprise grandit, la gestion centralisée devient lourde et lente. Distribuer les responsabilités dans les entités réduit les coûts de coordination. L’organisation décentralisée devient ainsi plus «scalable»; elle peut croître sans s’alourdir.
Ensuite, il y a l’agilité. Les entreprises décentralisées se réorganisent plus aisément dans des environnements changeants (pensez à votre dernière «réorg»). Les entités prennent des décisions rapidement, sans attendre l’approbation de la direction centrale. De la même manière, les entités expérimentent librement des solutions calquées à leur réalité.
Un lot de défis
Si c’est tellement beau, pourquoi toutes les entreprises ne le font pas, me répliqueriez-vous.
Il y a un revers à la médaille. La décentralisation amène son lot de défis et peut même handicaper l’organisation.
En particulier, il y a un risque de dérive stratégique. À défaut de maintenir une vision claire et partagée par les entités, celles-ci vont s’éloigner de l’organisation mère. Les divergences culturelles pourraient suivre le même chemin, diluant progressivement l’identité culturelle et affectant la collaboration entre entités.
Deuxièmement, les obligations réglementaires et de conformités, très présentes dans certaines industries, limitent les bénéfices de la décentralisation, car elles nécessitent des procédures standardisées et un contrôle centralisé.
Et finalement, il y a l’enjeu des redondances. Les technologies de l’information (TI) en sont un bon exemple. Il serait contre-productif de multiplier les équipes TI et systèmes dans chaque entité. Il y a donc un argument pour centraliser les services internes partagés.
Ces exemples et facteurs de succès peuvent alimenter votre réflexion:
- Votre organisation pourrait-elle bénéficier d’une décentralisation accrue?
- Si oui, dans quelle mesure et dans quel secteur?
Car décentraliser, ce n’est pas tout ou rien. Il y a toute une série de nuances entre l’organisation monolithique et le réseau de micro-entités illustré par Haier et Vinci.
Et au Québec? Force est de constater qu’à ma connaissance, il n’y a pas de grande organisation hautement décentralisée chez nous.
La Fédération des Caisses populaires Desjardins constitue peut-être l’exemple le plus proche. Chaque caisse dispose d’une large autonomie, choisissant son personnel, ses stratégies, et les produits bancaires qu’elle distribue. Bien qu’avec 20 000 employés corporatifs contre 34 000 dans les caisses, le degré de décentralisation est discutable. Il semble néanmoins qu’une partie des effectifs corporatifs soit dédiée à la conception des produits bancaires que les caisses peuvent sélectionner et configurer. Ce compromis permettrait de respecter les particularités de chaque caisse tout en préservant l’homogénéité.
Permettez-moi d’alimenter le débat: Hydro-Québec pourrait-elle bénéficier d’une certaine décentralisation?
Les équipes d’entretien du réseau électrique, que nous savons fragile, pourraient être décentralisées en entités, chacune dédiée à une zone géographique. En effet, un village des Laurentides et Le Plateau-Mont-Royal ont des réalités très différentes. Ce qui rejoint bien le critère de spécificité locale.
De plus, les incidents sont imprévisibles et requièrent une grande agilité organisationnelle. Une entité décentralisée pourrait ainsi prendre des décisions rapidement, adapter ses effectifs au quotidien et gérer son budget en toute autonomie. La réponse aux bris de réseau en serait accélérée.
Permettre aux employés de ces entités d’en devenir les propriétaires ou actionnaires serait également une avenue à considérer pour augmenter leur performance.
Toutefois, décentraliser les équipes d’entretien du réseau électrique pourrait générer des problèmes de redondance pour le personnel et les technologies, ainsi qu’un risque accru quant au respect des normes de conformité. Sans compter les implications syndicales. Il s’agit donc de prendre le temps d’explorer les différents angles d’un tel virage.
Le modèle d’entreprise décentralisée présente une alternative à nos modèles traditionnels, qui mériterait d’être prise en considération lors des réflexions en amont des réorganisations et autres transformations. En effet, il ne s’agit pas que d’un modèle théorique ; nous disposons d’exemples concrets de grandes organisations complexes qui ont bénéficié de la décentralisation.