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Langue française: les entreprises se préparent à de nouvelles règles

La Presse Canadienne|26 juin 2024

Langue française: les entreprises se préparent à de nouvelles règles

La mise en place des nouvelles règles suscite de la «frustration» chez les détaillants, observe le directeur général du Conseil québécois du commerce de détail, Damien Silès. (Photo: courtoisie)

Dans un peu moins d’un an, d’autres morceaux importants de la nouvelle loi sur la langue française doivent entrer en vigueur pour les entreprises établies au Québec. Bien que plusieurs se préparent à leur application, les futures obligations font encore grincer des dents, notamment en raison de la paperasse exigée et d’un manque de clarté. 

À l’approche du 1er juin 2025, Isabelle Jomphe et Brittany Carson, deux avocates du cabinet Lavery, sont bien occupées. Depuis l’adoption du projet de loi 96 en 2022, elles aident de nombreuses entreprises d’ici et d’ailleurs à se conformer aux différentes modifications. 

«On arrive au dernier droit. Donc, on a besoin d’aller chercher les petits détails additionnels pour essayer de conseiller au mieux les entreprises et éviter les mauvaises surprises le 2 juin 2025», mentionne Me Jomphe en entrevue. 

L’avocate consacre une bonne partie de son temps aux questions entourant les futures règles sur les marques de commerce. 

L’une d’entre elles concerne l’affichage commercial extérieur d’un local. Le français devra apparaître de façon «nettement prédominante» lorsque la marque de commerce d’une compagnie y figure dans une langue autre que celle de Molière. Le nom d’une entreprise avec une expression tirée d’une autre langue que le français est aussi visé par cette mesure. 

«Ça va demander aux commerçants d’apporter possiblement des changements importants sur leur façade, s’ils ne satisfont pas déjà ce critère», indique Me Jomphe.

Me Carson travaille, pour sa part, sur la question de la francisation qui touchera désormais les petites entreprises de 25 à 49 employés. Elles doivent s’inscrire avant le 1er juin 2025 auprès de l’Office québécois de la langue française (OQLF) et entamer une démarche de francisation.

Cela implique de faire une analyse linguistique dans le but de démontrer l’utilisation généralisée du français à tous les niveaux de son organisation et ainsi obtenir un certificat de francisation de l’OQLF.

Me Carson relate que beaucoup des questions qu’elle reçoit proviennent d’entreprises dont le siège social est à l’extérieur du Québec. 

«Pour les gens qui peut-être au quotidien travaillent avec des personnes à l’extérieur du Québec qui ne parlent pas français, qui n’écrivent pas en français, c’est tout un défi», affirme l’avocate en droit du travail et de l’emploi.

Encore une «méconnaissance»

Selon le vice-président pour le Québec de la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante (FCEI), François Vincent, il y a encore une «méconnaissance de ce qui s’en vient» parmi ses membres. 

«Surtout de la charge administrative pour se faire dire qu’ils fonctionnent bien en français», ajoute-t-il, faisant référence aux documents à remplir dans le cadre du processus de francisation. 

La FCEI estime que les sociétés mettront entre 20 et 50 heures pour répondre aux questions liées à la francisation. Et se basant sur les dernières données de l’OQLF, la plupart d’entre elles se feront dire qu’elles respectent leurs obligations linguistiques, croit M. VIncent. 

Au 31 mars 2023, 66 % des entreprises certifiées «ont obtenu leur certificat sans avoir à mettre en place un programme de francisation», d’après le rapport annuel de gestion 2022-2023 de l’OQLF. 

Les entreprises étant confrontées à de nombreux défis à l’heure actuelle, le processus de francisation est peut-être loin dans leur liste de priorités, mentionne M. Vincent. 

«Pas qu’elles ne veulent pas le faire ou qu’elles ne fonctionnent pas en français. Mais c’est un feu roulant actuellement. La première conséquence de la pénurie de main-d’oeuvre est que le dirigeant d’entreprise est sur le plancher à éteindre des feux», affirme-t-il. 

Son organisation s’affaire à renseigner ses membres avec une page web et des webinaires dédiés aux nouvelles obligations. Sur son site internet, la FCEI a également lancé un décompte avant l’entrée en vigueur des règles. 

M. Vincent estime que Québec pourrait faire un «effort supplémentaire» pour mieux informer les entreprises. 

L’OQLF dit prévoir «des actions de sensibilisation afin d’informer les entreprises des nouvelles exigences». 

«Il offrira une assistance personnalisée pour permettre aux entreprises de valider leur projet de correction, le cas échéant», a indiqué l’office par courriel.

Des «zones grises»

La mise en place des nouvelles règles suscite de la «frustration» chez les détaillants, observe aussi le directeur général du Conseil québécois du commerce de détail, Damien Silès. 

«Parce que ça prend du temps, ça prend de l’argent. Et c’était déjà très strict, donc ça fait un peu grogner certains de nos détaillants», dit-il, rappelant que la législation sur l’affichage des marques de commerce avait déjà connu une mise à jour il y a quelques années. 

La PDG de Manufacturiers et Exportateurs du Québec, Véronique Proulx, constate chez ses membres «encore beaucoup de scepticisme» par rapport à l’utilité et la pertinence des mesures. 

«Il y a un manque de clarté aussi, souligne-t-elle. Ce qu’on a souvent demandé à l’OQLF, c’est d’avoir un guide clair.» 

L’absence d’un guide d’application crée auprès des entreprises une certaine «préoccupation parce que vous ne savez pas si vous vous conformez ou non», évoque Mme Proulx. 

Plusieurs attendent avec impatience la version finale du règlement sur la langue de commerce et des affaires afin de préciser les nouvelles dispositions. 

«Il y a encore un petit peu de zones grises, note Me Jomphe. Il y a encore des points qui prêtent à interprétation, donc on espère avoir davantage de précisions.»

Le ministère de la Langue française a indiqué que «le règlement sera rendu public prochainement».

M. Silès espère que davantage de temps sera accordé aux détaillants pour se conformer. «80 % des 32 000 commerces au Québec ont moins de 20 employés. Ils n’ont donc pas les mêmes moyens pour changer», expose-t-il. 

À savoir s’il fera preuve d’une certaine souplesse ou tolérance dans l’application, l’OQLF répond que «certaines mesures transitoires ont été prévues notamment pour permettre l’écoulement de produits déjà fabriqués à cette date qui ne seraient pas conformes aux nouvelles règles».

«L’Office accompagnera chaque entreprise afin de trouver une solution adaptée à sa situation», ajoute l’organisme. 

Les intervenants interrogés ont réitéré que les entreprises ont à coeur la valorisation du français et veulent se conformer à la législation. 

«Il y a un souhait de bien faire les choses», dit Me Carson. Mais des règles claires et une approche souple sont nécessaires afin de permettre «une adhésion plus grande», renchérit Me Jomphe. 

Le ministère soutient que les priorités du gouvernement «en matière de promotion et de protection du français et les objectifs des intervenants des milieux économiques sont conciliables». 

Rappelons que les nouvelles mesures de la Loi sur la langue officielle sont entrées en vigueur graduellement, certaines dès 2002 et d’autres l’an dernier.