Mesurer les facteurs ESG: pas encore de recette claire
Jean-François Venne|Édition de la mi‑novembre 2022Thibaut Millet, associé du groupe canadien des Services en changements climatiques et développement durable d’EY (Photo: courtoisie)
COMPTABILITÉ. Démontrer les répercussions financières positives de l’intégration des facteurs ESG représente l’un des plus grands défis que les entreprises rencontrent dans le virage vers la durabilité. Or, cet exercice revient souvent aux CPA.
Dans les entreprises, la frontière entre les informations financières et non financières s’atténue aussi bien du côté de la reddition de compte que des indicateurs de performance. Des méthodes et des normes apparaissent pour encadrer la divulgation des informations ESG et pour les intégrer aux données de performance traditionnelles des organisations.
« Ça ne fait qu’une quinzaine d’années qu’on mesure plus sérieusement les facteurs ESG, alors que ça fait plus de 100 ans qu’on utilise des indicateurs financiers, reconnaît Thibaut Millet, associé du groupe canadien des Services en changements climatiques et développement durable d’EY. C’est cet écart qui reste à combler. »
Thibaut Millet scinde les mesures ESG en deux catégories. « Il y a la mesure de l’indicateur ESG lui-même et celle, plus complexe et plus récente, de ses répercussions financières pour l’organisation, en fonction de certaines normes elles-mêmes en émergence », précise-t-il.
La multiplication des outils
La première étape consiste donc à appliquer des méthodes et des normes pour calculer des éléments aussi disparates que les émissions de gaz à effet de serre (GES), l’utilisation de l’eau, l’équité et la diversité dans la gouvernance, les accidents de travail, etc.
Lancé en 1998, le Protocole des GES propose par exemple une méthode pour comptabiliser et déclarer les réductions d’émissions de GES. La norme ISO 14064, présentée en 2006 et bonifiée en 2018, sert également à quantifier, surveiller et déclarer des réductions d’émissions de GES.
« De plus en plus de cadres de référence visent à donner des repères dans la mesure des facteurs ESG », constate Vincent Cartier, associé aux services-conseils chez Raymond Chabot Grant Thornton. Il offre l’exemple de la norme ISO 26000 sur les responsabilités sociétales, qui concerne des questions comme les droits de la personne, l’environnement ou encore les communautés et le développement local. D’autres cadres existent aussi tels les bilans diversité ou les normes ISO 45000 sur la santé et la sécurité au travail.
Le défi demeure cependant d’intégrer ces données non financières dans les indicateurs de performance des entreprises et d’y accoler une valeur. Le Center for Sustainable Business de l’Université de New York a élaboré une méthode de rendement de l’investissement durable (ROSImc), qui reste toutefois très peu utilisée. Elle propose des manières pour déterminer, suivre et traduire en valeur les effets d’éléments non financiers, comme l’innovation, la mobilisation des employés, l’amélioration de l’image de la marque ou encore la réduction des risques.
La quête de l’uniformisation
« La situation évolue également du côté des normes comptables qui encadrent la divulgation des données ESG, mais ça reste des cadres de référence et des principes d’application volontaire, explique Geneviève Provost, associée directrice pour le Québec et la région de la Capitale-Nationale de Deloitte. Il y a parfois des incohérences dans tout cela, donc nous nous réjouissons de voir les efforts d’harmonisation qui sont en cours. »
Elle pense notamment à la création, par la fondation américaine IFRS, de l’International Sustainability Standards Board (ISSB). Cet organisme réunit le Climate Disclosure Standards Board — un organisme visant la normalisation et l’intégration de l’information concernant les questions climatiques dans l’information financière — et le Value Reporting Foundation, qui rassemble deux organismes travaillant eux aussi à l’harmonisation des données extrafinancières.
« L’ISSB reprend les lignes directrices du Groupe de travail sur la divulgation des données climatiques (TCFD) qui visent à quantifier les répercussions financières des risques et des impacts climatiques, résume Thibaut Millet. Autrement dit, si les risques se matérialisent, quelles répercussions financières pourraient se produire ? » Ces effets peuvent concerner la dépréciation accélérée ou la perte d’actifs, des chutes de revenus, des majorations fiscales (ex. taxe sur le carbone), etc.
« Ce n’est pas simple à réaliser, reconnaît Thibaut Millet. Les normes, comme SASB, GRI, TCFD ou ISSB, fournissent des cadres de référence pour les lignes directrices et les principes, mais ne proposent pas de méthodes pour calculer ces fameuses incidences financières. Autrement dit, il n’y a pas de recette claire pour savoir ce qu’on mesure et comment on le mesure, contrairement aux normes comptables financières traditionnelles. »
Le défi reste de pouvoir se concentrer, dans chaque secteur, sur les éléments qui peuvent avoir un effet réel sur la santé financière de l’entreprise et non de multiplier les exigences à l’infini. « Le CPA peut mettre à profit sa connaissance du modèle d’affaires de l’entreprise pour déterminer les facteurs qu’il faut mesurer en priorité et contribuer à l’instauration de processus pertinents », juge Vincent Cartier.