Attribution de l’électricité: c’est la décarbonation, stupide!
François Normand|Mis à jour le 13 septembre 2024Comme les changements climatiques sont une crise planétaire, la réponse doit par conséquent être planétaire, avec des États comme le Québec qui peuvent faire réellement une différence en raison de leur profil énergétique. (Photo: 123RF)
ANALYSE ÉCONOMIQUE. Le PDG d’Hydro-Québec, Michael Sabia, a lancé un pavé dans la marre mardi, lors des consultations sur le projet de loi 69. Il a affirmé qu’il y avait un déséquilibre entre la décarbonation et la croissance économique dans l’attribution de l’électricité aux industries. Il a raison: nous sommes confrontés à une crise écologique existentielle, pas à une crise de l’emploi et du niveau de vie. La priorité est donc la décarbonation, tout en générant si possible de la croissance économique.
«Nous avons dit, dans notre plan d’action, que notre objectif était 75% décarbonation et 25% croissance. Est-ce que cette répartition, cet équilibre, est reflétée dans l’ensemble des décisions jusqu’à date sur l’allocation des mégawatts? Ce n’est pas tout à fait évident à moi», a déclaré Michael Sabia, critiquant ainsi directement la politique du gouvernement François Legault — et de l’ex-super ministre Pierre Fitzgibbon.
Le patron d’Hydro-Québec n’est pas le seul à faire ce constat.
Depuis un an, Les Affaires a interviewé plusieurs chefs d’entreprise au Québec qui s’arrachent les cheveux en raison de l’attribution des blocs d’électricité aux industries. Ils déplorent de ne pas avoir d’énergie pour décarboner leur processus de production, alors que les prix du carbone ont tendance à augmenter.
Une situation qui fait bondir leurs coûts d’opération et mine leur compétitivité, comme chez Les Forges de Sorel.
«On se fait pousser tranquillement dans le coin», a déploré en juillet à Les Affaires son PDG, Louis-Philippe Lapierre-Boire, en nous faisant visiter l’usine de 320 travailleurs qui fabrique des pièces forgées et des lingots d’acier de spécialité vendus dans le monde.
Quand la filière batterie était la saveur du mois
Il faut dire que la filière batterie a été pendant un certain temps la saveur du mois à Québec.
Par exemple, en novembre, lors de l’attribution d’un gros bloc d’électricité de 956 mégawatts (MW), la part du lion en termes de nombre d’entreprises et de MW distribués était allée à la filière batterie (67% de la puissance installée), selon une analyse de Johanne Whitmore, chercheuse principale à la Chaire de gestion du secteur de l’énergie à HEC Montréal.
En juillet, Québec a corrigé le tir, en attribuant cette fois davantage d’électricité à des entreprises évoluant à l’extérieur de la filière batterie, à commencer par des producteurs ou des transformateurs de métaux, comme le rapportait Les Affaires.
De plus, selon une recension effectuée par Le Devoir, seuls 5 des 22 derniers raccordements de grande puissance (plus de 5 MW) autorisés par Québec depuis 2023 visent en fait à décarboner des activités industrielles existantes.
Certes, la grande majorité de ces MW a été allouée à l’hydrogène vert, à la filière batterie et aux bioénergies, autant d’activités qui contribuent la plupart du temps à décarboner l’économie mondiale.
En revanche, cette électricité n’a pas aidé les industries déjà établies ici à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre (GES), comme Hydro-Québec en a fait sa priorité (75% décarbonation et 25% croissance), fait remarquer le quotidien montréalais.
Décarboner localement, c’est bien, globalement, c’est mieux
Si Michael Sabia a raison de pointer du doigt un déséquilibre dans l’attribution de l’électricité au Québec, il ne faudrait pas non plus toutefois que le balancier aille trop loin dans l’autre direction.
Bref, les entreprises qui contribuent à la décarbonisation nette de l’économie mondiale — en délocalisant par exemple de la production de l’Inde vers le Québec — devraient aussi être considérées dans l’attribution des blocs d’électricité, tout en continuant bien entendu d’aider nos industries locales.
Comme les changements climatiques sont une crise planétaire, la réponse doit par conséquent être planétaire, avec des États comme le Québec qui peuvent faire réellement une différence en raison de leur profil énergétique.
Dans ce contexte, l’argument du salaire horaire évoqué par le premier ministre François Legault pour choisir quelles industries recevront de l’électricité au Québec n’est pas vraiment pertinent.
« Si une entreprise crée des emplois à 50$ puis une autre en crée à 20$, eh bien, moi, je choisis celle à 50$ de l’heure. Moi, je travaille pour les Québécois », a-t-il dit déclaré cette semaine à l’Assemblée nationale.
Cet argument était peut-être valable dans les années 1980 ou 1990, mais plus maintenant, alors que la Terre se réchauffe beaucoup plus vite que prévu.
Le temps des demi-mesures est révolu, disent constamment les scientifiques.
Nous devons décarboner encore plus rapidement l’économie du Québec et l’économie mondiale, comme le souligne d’ailleurs Hydro-Québec dans son mémoire déposé dans le cadre de l’étude du projet de loi 69.
« Parlons-nous des vraies choses: le monde ne réussira pas à atteindre les cibles de l’Accord de Paris. Le 1,5 degré, c’est derrière nous. Est-ce que le réchauffement demeurera en dessous des 2 degrés, sera-t-il de 2 degrés, ou au-dessus de 2? Une chose est certaine: ça va dépendre de la vitesse à laquelle on va agir », peut-on lire dans le document.
Aussi, entre la décarbonation et la croissance économique, le choix s’impose naturellement, entre autres pour des raisons strictement économiques.
Le climat nous coûte déjà une fortune
En novembre, le Forum économique mondial a publié une étude indiquant que les phénomènes météorologiques extrêmes et les catastrophes liées au climat ont provoqué des pertes économiques importantes, atteignant près de 1 500 milliards de dollars américains (2 039G$CA) au cours de la décennie jusqu’en 2019.
De plus, même si les émissions de CO2 étaient drastiquement réduites dès aujourd’hui, l’économie mondiale est déjà confrontée à une réduction de revenus de 19% d’ici 2050 en raison des changements climatiques, selon une étude publiée ce printemps dans Nature, dont a fait écho l’Institut Postdam.
Fait notoire, ces dommages sont déjà six fois supérieurs aux coûts d’atténuation nécessaires pour limiter le réchauffement à deux degrés.
Bref, pour paraphraser la célèbre expression de James Carville, stratège de l’ex-président Bill Clinton durant la présidentielle de 1992 en décrivant l’enjeu fondamental de cette campagne («It’s the economy, stupid!»), mais appliquer à notre présent débat sur l’avenir énergétique du Québec:
C’est la décarbonation, stupide!