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La moyenne au bâton des anges financiers

Maxime Bilodeau|Édition de janvier 2022

La moyenne au bâton des anges financiers

Régis Desmeules, auteur du livre Réussir son premier financement et membre d’Anges Québec (Photo: courtoisie

FINANCEMENT D’ENTREPRISES. Les anges financiers et les joueurs de baseball ont au moins une chose en commun : leur moyenne au bâton qui dépasse rarement le seuil de 0,300. La plupart des membres du réseau Anges Québec interrogés par Les Affaires mesurent en effet l’efficacité de leurs investissements en capital de risque comme on évalue les frappeurs du plus américain des sports. Leur moyenne est calculée en divisant le nombre de dossiers où ils réalisent des profits par le nombre total de dossiers dans lesquels ils s’impliquent. 

« Un ange investit dans plusieurs dossiers, par souci de diversification de son portefeuille de placements. Sur dix projets dans lesquels il place ses billes, deux ou trois vont lui apporter plus que sa mise de départ en générant un rendement intéressant », affirme Patrick d’Astous, président d’Astous Groupe Conseil et membre d’Anges Québec depuis 2012. Pour les sept ou huit autres, « dans le meilleur des cas, on récupère sa mise de départ sans réaliser de profits, poursuit celui qui a investi dans plusieurs jeunes pousses technologiques. Dans le pire, on perd sa mise. »

Les coups de circuit, ces histoires Cendrillon au terme desquelles les anges financiers récupèrent de cinq à dix fois le montant de leur investissement initial – voire plus –, sont rares. Comme au baseball, certains ne la sortent jamais du stade. « Je ne connais pas un ange qui n’est pas convaincu d’être meilleur que ses vis-à-vis !, rigole Ginette Mailhot, ange investisseuse et présidente de la Corporation de développement économique de la MRC de Joliette. Tous sont convaincus de réaliser l’affaire du siècle, même si les statistiques démontrent le contraire. »

Cela revient donc à dire que, malgré toutes les précautions prises par les anges lors de l’étape de la vérification diligente, ils ne sont pas à l’abri d’une erreur. Les histoires de malchances dignes d’actes de Dieu qui font dérailler des projets pourtant prometteurs sont d’ailleurs légion dans le milieu. « Il ne faut pas perdre de vue que ces investissements sont très risqués par nature ; on ne revoit pas la couleur de son argent avant parfois plus d’une décennie », explique Régis Desmeules, auteur du livre Réussir son premier financement et membre d’Anges Québec.

 

Investisseurs actifs

Heureusement, les motivations des anges financiers ne sont pas seulement d’ordre pécuniaire. Plusieurs se voient comme des agents de développement économique qui participent activement à la création de la richesse de demain. En faisant parler leur argent, certes, mais aussi en distribuant trucs et conseils à de jeunes entrepreneurs qui ne demandent que ça. « On peut donner avec beaucoup plus de gratuité et de volonté du bien commun, indique Ginette Mailhot. Pour ma part, cela se traduit par des investissements dans des projets de ma région, Lanaudière. » 

Cette influence des anges sur leurs investissements se matérialise souvent par la place qu’ils occupent sur le conseil d’administration des jeunes entreprises supportées. « C’est avant tout une manière de voir ce qui se passe à l’interne et d’avoir un canal de communication privilégié avec les entrepreneurs, constate Régis Desmeules. Ces derniers prennent alors l’habitude de nous contacter sur une base régulière, pas seulement quand il en a besoin ». Cette implication « bénévole », qui peut s’étaler sur des années, permet ainsi aux anges de partager leur riche expérience dans le monde des affaires. « C’est ce qui m’anime le plus », avance-t-il. 

Patrick d’Astous se fait plus circonspect à ce propos. « Est-ce que me lève le matin en me disant que je change la société ? Non », déclare-t-il. Après tout, un ange détient – au mieux – quelques pour cent des entreprises dans lesquelles il s’implique, sous forme d’actions. Règle générale, à chaque ronde de financement par capital de risque, une entreprise offre ainsi entre 15 à 30 % de ses actions à l’ensemble des investisseurs, anges financiers y compris. Ces derniers y exercent donc un contrôle individuel à peu près inexistant. 

« Il faut apprendre le laisser-aller, et vite, conseille Patrick d’Astous aux anges inexpérimentés. Si j’ai la certitude d’avoir tout fait en mon pouvoir pour influer sur la destinée de l’entreprise, je suis en paix avec mes décisions d’investissement. »

 

Dans le milieu québécois des anges financiers, on se rappellera longtemps du succès de Paper. Cette jeune pousse montréalaise spécialisée en éducation a conclu en juin dernier une ronde de financement de 100 millions de dollars américains menée par un fonds majeur de capital de risque de la Californie, Institutional Venture Partners. Au même moment, plusieurs membres du réseau Anges Québec vendaient leurs parts dans l’entreprise, réalisant une sortie qualifiée de « record ». Parmi eux, Michel Lozeau, l’un des quatre premiers anges à avoir cru au projet au moment de sa première ronde d’amorçage, en 2016.
« Je ne peux pas dévoiler le profit réalisé ; ce que je peux dire, en revanche, c’est que j’ai récupéré beaucoup, beaucoup plus que 10 fois ma mise de départ », révèle celui qui occupe actuellement le poste de président du conseil d’administration d’Anges Québec. Paper, il faut le dire, a suivi une trajectoire exceptionnelle depuis sa fondation il y a sept ans. Alors connue sous le nom de GradeSlam, elle proposait du tutorat en ligne sous la forme de vidéos éducatifs destinés aux élèves du primaire jusqu’au cégep. 
Aujourd’hui, Paper met en relation des élèves et des tuteurs partout en Amérique du Nord – et bientôt dans le monde – grâce à une plateforme virtuelle offerte à un prix modique aux institutions d’enseignement. L’entreprise de 700 employés vient ainsi en aide à plus d’un million d’enfants, étant entre autres accessible dans près de 200 districts scolaires étasuniens. 
Paper figure par ailleurs parmi les sociétés qui ont connu la croissance la plus forte dans les trois dernières années au Québec — 2443 % — selon un récent palmarès du magazine L’actualité.
Apport crucial des anges
La pandémie a alimenté le succès de Paper, car de nombreux élèves confinés ont trouvé sur l’application des réponses à leurs questions dans la matière de leur choix, et ce, peu importe l’heure ou le jour de la semaine. Bien malin toutefois celui qui aurait pu prédire dès 2016 une crise sanitaire de cette ampleur, et ses conséquences sur le milieu de l’éducation. C’est l’aplomb et la vision du PDG Philip Cutler —  qui a lui-même fait du tutorat durant son baccalauréat en éducation à l’Université McGill —  qui ont incité une poignée d’anges d’embarquer dans l’aventure.
« Dès la première rencontre avec Philip, nous avons vu beaucoup de signaux très positifs. L’entreprise proposait une bonne technologie qui répond à de véritables besoins et ses dirigeants avaient une excellente vision stratégique ainsi que de solides ambitions commerciales », affirme Emmanuel Guyot, un des membres d’Anges Québec investisseurs de la première heure. L’algorithme de Paper a effectivement comme particularité d’apparier les élèves avec les « bons » tuteurs, c’est-à-dire ceux qui seront en mesure de les aider efficacement.
En 2018, Paper a procédé à une seconde ronde de financement, au terme de laquelle se sont joints une dizaine de nouveaux anges investisseurs. Michel Lozeau manœuvrait alors en coulisse, ouvrant notamment à l’état-major de Paper les portes de son propre réseau à l’extérieur du Québec. L’arrivée dans le décor de Framework Venture Partners n’est pas inconnue à ce coup de pouce – le fonds en capital de risque de Toronto fait d’ailleurs toujours partie des investisseurs impliqués. 
« Mon but, avec Paper, n’a jamais été de construire une gigantesque entreprise technologique. Depuis les débuts, mon objectif est de changer le monde de l’éducation en rendant le tutorat plus équitable et accessible au plus grand nombre », a confié Philip Cutler au magazine économique Forbes en juillet dernier. 
Pour l’instant, Paper n’est pas utilisé au Québec. Pourtant, ce n’est pas faute de ne pouvoir offrir le service de tutorat en ligne en français. « Cela m’attriste, avoue Michel Lozeau. Comme quoi nul n’est prophète en son pays. »