Des coûts d’emprunt bousculent les plans des entreprises
Karl Rettino-Parazelli|Publié le 23 février 2024Bicha Ngo, vice-présidente exécutive aux placements privés à Investissement Québec (Photo: courtoisie)
FINANCEMENT. La hausse des taux d’intérêt fait mal aux entrepreneurs, qui sont plus nombreux que jamais à considérer que les coûts d’emprunt causent des problèmes à leur entreprise. L’heure est à la réflexion: faut-il reporter les projets, carrément les annuler ou aller de l’avant malgré tout, afin de tirer son épingle du jeu en période d’incertitude économique?
Chaque mois depuis 2009, la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante (FCEI) prend le pouls des entrepreneurs canadiens en leur posant différentes questions sur leur confiance en l’avenir, leurs augmentations salariales prévues, mais aussi sur les facteurs qui exercent une pression sur leurs coûts. En novembre 2023, 53% des entrepreneurs sondés ont indiqué que les coûts d’emprunt leur causaient des ennuis en raison des taux d’intérêt élevés. Une proportion jamais vue depuis que la FCEI effectue son sondage mensuel, et qui est largement supérieure à la moyenne historique (22%).
«En cette fin d’année, les propriétaires de PME font face à de grandes difficultés, comme les taux d’intérêt réels qui, de plus en plus, affaiblissent la demande et dégradent les conditions de crédit», a déclaré Simon Gaudreault, économiste en chef et vice-président de la recherche à la FCEI, lors du dévoilement des résultats. «On ne voit pas vraiment d’embellie pour les prochains mois. La pression financière est réelle», ajoute-t-il en entrevue avec Les Affaires.
Des banques «frileuses»
La hausse des coûts d’emprunt rend dans certains cas les prêts plus risqués. Résultat: les banques sont sur leurs gardes, constate Dominic Gagnon, PDG de l’entreprise montréalaise Connect&Go. «Je suis en négociation avec certaines banques en ce moment, et elles sont devenues extrêmement frileuses envers toute entreprise qui n’est pas déjà profitable ou qui ne le sera pas à très court terme, affirme-t-il. Ce qui est difficile pour les entrepreneurs, c’est qu’il s’agit d’un changement de paradigme qui est survenu très rapidement.»
Plus une entreprise est petite, plus la probabilité que sa demande de financement soit acceptée diminue, soulignait par ailleurs un rapport de la FCEI publié en juillet 2023: le taux de refus des demandes de financement est de 20% pour les très petites entreprises (quatre employés et moins), comparativement à seulement 3% pour les entreprises de taille moyenne (de 50 à 499 employés).
La frilosité ambiante est également palpable dans le domaine du capital de risque, ce type de financement destiné aux jeunes entreprises en forte croissance. Dans un rapport sur la situation du capital de risque au Canada publié en mai 2023, la Banque de développement du Canada (BDC) prévoyait que les entreprises de son portefeuille, tout comme l’ensemble de l’écosystème, allaient s’efforcer de conserver leurs liquidités au cours des prochains mois. «Les fondatrices et fondateurs devront demeurer prudents et évaluer en permanence la rentabilité de leur capital, souligne la publication. Compte tenu du contexte, les personnes qui fondent une entreprise et celles qui cherchent à investir doivent faire preuve de rigueur et comprendre que l’ère de la croissance à tout prix est révolue. Il est temps de se concentrer de nouveau sur la rentabilité.»
Remettre les projets
«Comme les coûts d’emprunt sont élevés, on regarde les projets attentivement, on s’attarde aux prévisions des clients. Nous sommes un peu plus prudents en matière de financement», renchérit la directrice des comptes majeurs à la BDC, Audrey Beauchemin, qui élabore des structures de financement pour différents types de projets.
Elle constate que certains de ses clients préfèrent rester sur les lignes de côté et remettre un projet qui nécessite des ressources financières importantes. «Dans les derniers mois, je n’ai pas vu d’entrepreneurs qui ont réduit la taille de leur projet. Ils aiment mieux le reporter que le revoir à la baisse», dit-elle.
Le contexte économique fait en sorte que les entreprises réévaluent leurs opportunités. Dernièrement, l’accent a beaucoup été mis sur le fait de remettre des états financiers en ordre, confirme Bicha Ngo, vice-présidente exécutive aux placements privés à Investissement Québec, et qui deviendra PDG à partir du 1er février. Les entreprises sont un peu plus timides à investir des capitaux majeurs dans des projets.»
Cette timidité s’observe aussi à Versa Capital, une firme qui accompagne les entreprises à la recherche de financement — notamment du financement d’équipement —, entre autres dans les domaines de la construction, de la foresterie, du transport et de l’agriculture. «On sent un certain ralentissement. Avec la hausse des taux d’intérêt, les clients magasinent plus, se posent plus de questions», affirme le président, Vincent Lacasse.
Les banques demeurent ouvertes à financer des clients qui ont un bon profil, ajoute celui qui fait affaire avec une vingtaine de partenaires financiers. «Mais parfois, dit-il, ce sont les clients qui hésitent.»
Cet article a initialement été publié dans l’édition papier du journal Les Affaires du 24 janvier.