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Une poutine au Liban: être rentable dans un pays en crise

Marine Caleb|Publié le 10 Décembre 2023

Une poutine au Liban: être rentable dans un pays en crise

Cela fait dix ans que Tamim et Tristan Raad tiennent ce restaurant-bar à Tripoli. (Toutes les photos: François Robert-Durand)

Au Liban, malgré les crises qui se succèdent et maintenant la guerre, un speakeasy* qui sert de la poutine tient le coup. Les deux frères de Brossard aux commandes de l’établissement sont constamment en évolution. 

Il faut le voir pour le croire. Ce n’est pas à Tripoli, au nord du Liban, dans l’une des villes les plus pauvres du bassin méditerranéen, que l’on s’attendrait à trouver de la poutine. Niché au milieu des rues étroites et paisibles, se trouve pourtant Timmy’s, un speakeasy* tenu par deux frères originaires de la banlieue sud de Montréal.

Cela fait dix ans que Tamim et Tristan Raad tiennent ce restaurant-bar à Tripoli, deuxième ville du Liban à majorité musulmane sunnite. Dix ans à se réinventer chaque jour, contre vents et marées. Dix ans à servir de la poutine au Liban.

«On a commencé avec des burgers et des ailes de poulet, deux plats qui sont dans tous les bars au Canada. Et de la poutine. C’est un plat réconfortant, que tout le monde connaît parmi nos clients, car beaucoup de Libanais ont vécu au Québec», explique Tamim Raad.

 

Une passion née au St-Hubert

Tout a commencé à Brossard au Québec, là où les deux frères sont nés, d’une mère québécoise et d’un père libanais. « Notre père a quitté le Liban en 1975, pendant la guerre civile et a rencontré notre mère là-bas », explique Tamim. En 1995, le couple et leurs deux enfants s’installent au Liban pour mener une vie plus calme, « plus proche de la famille et pour ne pas avoir à travailler 24 heures sur 24 », explique le jeune frère en référence au coût de la vie plus élevé et à la culture nord-américaine valorisant le travail.

En 2005, les tensions montent à nouveau au Liban et les parents des deux frères divorcent. Tristan et Tamim Raad rentrent alors au Québec et s’installent à Laval. À l’époque, Tamim commence sa carrière dans le secteur de l’alimentation dans une rôtisserie St-Hubert. Il poursuit dans ce domaine en passant par Les Aliments Maple Leaf ainsi qu’au et le Presse Café de Laval, avant de travailler dans la cuisine d’un hôtel en Colombie-Britannique, où a véritablement commencé sa passion pour la bouffe.

 

Du petit local au speakeasy

« L’idée de Timmy’s est née en 2013. On avait besoin de faire quelque chose de nous-même et de s’amuser. Au Québec, c’est difficile de commencer de zéro, alors on a choisi le Liban, car ici, on peut commencer avec presque rien et on y venait souvent en vacances l’été», raconte Tamim Raad.

Quelques mois plus tard, les deux frères ont acquis un petit local, aménagé une kitchenette et un bar. Ils ont fini par acheter un bâtiment en pierre au cœur de Mina, la ville portuaire de Tripoli. « On voulait faire un speakeasy, contrôler qui entre et créer une certaine paix d’esprit », explique Tamim.

Au-delà d’un menu inspiré du Québec, Timmy’s est un aussi un lieu unique et précieux à Tripoli grâce à sa programmation. Entre les soirées ailes de poulet à volonté, les soirées de danse salsa, les concerts et les annuelles soirées de Nouvel An, le speakeasy propose une alternative aux restaurants et bars de la ville, qui proposent de la nourriture libanaise traditionnelle ou ne permettent pas de danser par exemple.

Tenir de crise en crise

Si le Liban leur a permis de réaliser ce projet en évitant les contraintes administratives québécoises, les deux frères ont dû faire face à une succession de crises et de guerres. «Il y a eu le confit entre deux quartiers à Tripoli jusqu’en 2014. Les gens avaient peur de sortir et cela impactait notre travail», explique Tamim Raad.

En 2019, c’est au tour de la thawra (mot en arabe signifiant révolution), interrompue par la pandémie de COVID-19, qui a paralysé le monde entier; deux événements les obligeant à fermer leur établissement. «On a perdu deux ans et demi avec tout cela», dit Tristan Raad.

Au sortir de la pandémie, les Libanais sont frappés par l’une des pires crises économiques depuis 1850. Depuis 2021, la livre libanaise a perdu 98% de sa valeur et plus de 80% de la population est passé sous le seuil de pauvreté. Les salaires ont chuté, le prix des denrées a explosé, ce qui complique la tâche des frères Raad.

 

Plus de fromage en grains

Avant, ils servaient la poutine avec un fromage en grains de création locale. «On a trouvé une façon de faire comme au Québec grâce à un fromager de Tripoli à qui on demandait un mélange spécial de plusieurs fromages», raconte Tamim.

Mais avec la crise, ce fromage est devenu trop coûteux: «Le fromage en grains se garde seulement deux jours, alors avec la baisse de rendement, on ne pouvait plus suivre», regrette Tristan. S’ils utilisent depuis de la mozzarella, ils continuent cependant d’importer la sauce brune directement depuis le Québec.

«C’est sûr qu’on sent les effets de la crise, il y a beaucoup moins de monde qu’avant. 90% de mes amis sont partis», dit Tamim. Une situation qui s’est aggravée depuis le 7 octobre, l’attaque du Hamas et la guerre qui ravage Gaza.

Depuis, les Libanais sont paralysés par la peur que les tirs entre le Hezbollah et l’armée israélienne à la frontière sud du Liban s’étendent au pays entier. «Les nouvelles affectent les gens. Ils sortent moins, plus tôt et en semaine. L’ambiance est plus déprimée », dit Tristan.

Face à ces épreuves, les deux frères n’abandonnent pas. «Il faut se réinventer tous les jours. Même après plus de dix ans, on n’arrête jamais», explique Tristan, entre deux coups de fil. Grâce à leur motivation, Timmy’s continue d’être une bulle festive où les Tripolitains peuvent danser et chanter avec un gin zaatar, une boisson servie avec un sirop du célèbre de thym libanais.

 

*Un speakeasy est un type de bar ou de restaurant plutôt clandestin, dont l’appellation s’est répandue lors de la prohibition aux États-Unis. De nos jours, ces lieux sont reconnus pour leur caractère secret ou caché et destinés à un public d’initiés.