La société américaine de capital-investissement Sycamore Partners a tenté récemment de se sortir d’une transaction prévue en invoquant le «changement défavorable important». La firme devait acquérir une participation de 55 % dans la marque Victoria’s Secret. (Photo: 123RF)
FUSIONS ET ACQUISITIONS. Au cours des prochains mois, plusieurs transactions prévues seront complètement réévaluées. D’où l’importance de bien savoir négocier… et à distance de surcroît.
Le contexte économique et sanitaire actuel est loin de faciliter la vie des firmes qui avaient entrepris de se lancer dans une fusion-acquisition en 2020. Au menu des éléments primordiaux à garder en tête : les aspects légaux, qui prennent toute leur importance.
Un des sujets chauds actuels dans le domaine des fusions et acquisitions a trait aux clauses de «Material Adverse Effect», aussi appelées «Material Adverse Change» ou, en français, «changement défavorable important». Ce genre de clause se retrouve dans de nombreux contrats, explique Véronique Wattiez-Larose, associée en droit des affaires chez McCarthy Tétrault. Cette clause prévoit qu’un acheteur peut se retirer de la transaction à l’égard de laquelle une convention d’achat a été signée, mais qui n’a pas encore été clôturée, si un changement défavorable important imprévu vient affecter l’entreprise cible durant cette période intérimaire.
«Dans le contexte actuel, la clause prend toute son importance, dit Véronique Wattiez-Larose. Je peux confirmer que parmi tous les acheteurs qui sont dans cette période intérimaire, il y en a beaucoup qui retournent lire le libellé de leur clause pour déterminer s’ils pourraient la faire appliquer.»
Toutes les clauses ne sont pas rédigées de la même manière. L’avocate explique qu’au-delà des grandes lignes et des «standards de marché», c’est entre autres le libellé spécifique qui fera en sorte qu’un acheteur aura une assise plus ou moins solide pour sortir de la transaction, ou sinon, pour négocier un report ou des modifications aux paramètres de la transaction.
La société américaine de capital-investissement Sycamore Partners a d’ailleurs tenté récemment de se sortir d’une transaction prévue en invoquant cette clause. La firme, qui devait acquérir une participation de 55 % dans la marque Victoria’s Secret, a décidé de se rendre devant les tribunaux à la fin avril et d’invoquer cette clause pour faire annuler la transaction.
Tout est dans le libellé
Habituellement, les clauses de changement défavorable important sont rédigées de sorte que les événements qui s’y qualifient et qui permettent d’invoquer la clause sont ceux qui affectent l’entreprise en particulier, et non l’ensemble de l’industrie.
Toutefois, dans le cas de la pandémie actuelle, ce sont des industries entières qui sont touchées, note Véronique Wattiez-Larose. «En fonction du libellé, certains acheteurs pourront peut-être néanmoins trouver une porte de sortie.»
Franziska Ruf, associée chez Davies et experte en fusions et acquisitions, note de plus que peu de gens connaissent pour l’instant l’ampleur des effets durables sur leur entreprise, leurs revenus ou leur plan d’affaires. Par conséquent, il est pour beaucoup prématuré, pour l’instant, d’invoquer un changement défavorable important pour tenter de se sortir d’une acquisition.
C’est qu’en général, il ne suffit pas de démontrer la simple existence d’un changement défavorable important, mais il faut aussi démontrer que ce changement est substantiel et durable et qu’il n’a pas qu’un impact passager sur la cible, explique Franziska Ruf. «Il sera nécessaire d’attendre pour évaluer l’ampleur et la durée de l’impact ainsi que les répercussions sur d’autres joueurs dans la même industrie.»
Mathieu Deschamps, associé chez Norton Rose Fulbright et responsable de la pratique des fusions et acquisitions privées à Montréal, insiste aussi sur l’importance de bien rédiger ce genre de clause. Il explique que lorsqu’on rédige une clause de «Material Adverse Change», on peut ajouter des exceptions, des événements qui ne permettraient pas de faire usage de la clause. On pourrait penser par exemple à une pandémie. «Dans le contexte actuel, si on négocie, on doit d’autant plus s’assurer que la clause est bien rédigée, autant pour le vendeur, qui voudra s’assurer que l’exception sera aussi large que possible, que pour l’acheteur, qui voudra négocier pour la minimiser», dit Mathieu Deschamps.
L’importance des assurances
Une autre question légale à garder en tête est celle des assurances en matière de représentations et de garanties. Bien qu’elles existent en Amérique du Nord depuis les années 1990, ces assurances n’ont commencé à gagner en popularité au Canada que récemment.
Mathieu Deschamps explique que ce que veut un acheteur dans le cas d’une négociation, c’est d’essayer de se protéger contre le risque que l’entreprise cible n’atteigne pas ses objectifs financiers à la suite de la transaction ou que la situation réelle de l’entreprise cible ne soit pas telle qu’envisagée par l’acheteur avant la transaction. C’est encore plus vrai dans le contexte actuel d’incertitude économique provoquée par la pandémie. «Une façon de le faire est de recourir à des assurances, dit-il. Pour être plus précis, l’acheteur ou le vendeur peuvent ainsi décider de souscrire une assurance sur les représentations et garanties.»
Advenant que les représentations et garanties données par le vendeur soient inexactes, ce serait l’assurance, et non le vendeur, qui assumerait les coûts, précise l’avocat. «Dans le contexte d’une pandémie, c’est le genre de chose à garder en tête.»