[Illustration : Camille Charbonneau]
IMMOBILIER RÉSIDENTIEL. Dans les prochaines années, la propriété affrontera un vent de face à cause de la remontée déjà entamée des taux d’intérêt, le resserrement des règles hypothécaires et la concurrence, de plus en plus vive, du locatif neuf, en pleine révolution. Dans ce marché en mutation, vaut-il mieux acheter ou louer ?
Vous connaissez Solar Uniquartier ? C’est le nouveau projet de l’entrepreneur Serge Goulet, le développeur du Quartier Dix30 et principal acteur de la renaissance du quartier Griffintown, à deux pas du centre-ville de Montréal. Cet immense développement sur la Rive-Sud, qui s’articulera autour d’une future station du Réseau électrique métropolitain (REM), à l’angle nord-est des autoroutes 10 et 30, comprendra des commerces, des tours de bureaux, des hôtels, des parcs, une place publique et un parc immobilier de 2 500 portes. Chose étonnante : ce futur centre-ville sera peuplé à majorité… de locataires. Du jamais vu dans un projet immobilier de cette envergure.
« Nous prenons le virage locatif à fond », affirme Serge Goulet, président de Devimco, le plus important promoteur immobilier au Québec, qui a vendu 1 200 condos en 2017. À Solar Uniquartier, de 60 % à 65 % des logements seront offerts en location. « La demande des consommateurs est là et les banques et les caisses de retraite sont fortement à la recherche de ce genre d’investissement », dit-il pour expliquer cette nouvelle stratégie.
Devimco n’est pas seul à embarquer dans le train locatif. D’autres importants promoteurs, comme Prével et Réseau Sélection, qui s’aventurent hors du créneau des résidences pour personnes âgées (RPA), possèdent aussi leur ticket en classe locative. Résultat : on a construit, en 2017, davantage de logements locatifs (10 653, excluant les RPA) que de condos (9 463) dans la région métropolitaine de Montréal (RMR).
Dans la région de Québec, cette tendance est plus forte encore. On y a construit deux fois plus de logements locatifs (2 590, excluant les RPA), que de condos (1 195), indique la SCHL. « À l’échelle de la province, les promoteurs qui veulent développer leur terrain n’ont pas le choix de se tourner vers le segment locatif », constate Vincent Shirley, directeur développement immobilier au Groupe Altus, une firme-conseil.
Bizarrement, l’intérêt des promoteurs pour le locatif est né un peu par hasard. Constatant la multiplication des tours d’habitation dans le centre-ville de Montréal, de nombreux petits investisseurs ont acheté des copropriétés dans le but de les louer. « Les promoteurs ont découvert qu’il existait un marché intéressant pour le condo locatif », dit Vincent Shirley. Alors que la construction d’appartements assortis d’un bail était marginale depuis au moins 20 ans, les promoteurs se sont lancés, à partir de 2015, dans le locatif.
« Notre première phase locative, englobée dans notre complexe résidentiel 21e arrondissement, a connu un succès qui nous a même surpris », avoue Laurence Vincent, nouvelle coprésidente de Prével. Son père, Jacques Vincent, à qui elle vient de succéder, n’a fait que de la propriété pendant toute sa carrière, à l’exception de résidences pour personnes âgées.
Laurence Vincent change de cap pour répondre à la nouvelle donne. « Tous nos futurs complexes comprendront une phase locative. L’ère est à la multiplication des complexes mixtes, qui intégreront condos et locatifs », affirme-t-elle.
Oubliez les tours à l’apparence soviétique et à l’insonorisation déficiente, les nouveaux complexes « À louer » sont des copier-coller de la formule condo. Même finition, même emplacement de choix et même commodités, du toit-terrasse au gym en passant par les espaces de socialisation. L’unique différence, selon les consultants en immobilier : les locataires préfèrent des logements de plus petits gabarits. « C’est une tendance qui ne fait que commencer », affirme Pierre Moffet, promoteur de Quartier QB et de La Suite, deux immenses complexes locatifs dans l’arrondissement Sainte-Foy—Sillery-Cap-Rouge, à Québec.
Phénomène nouveau, la clientèle du locatif ne se compose plus en majorité de gens moins bien nantis, incapables d’accéder à la propriété, mais de personnes que le statut de copropriétaire n’attire plus. C’est le cas de Michel Roy, nouvellement locataire avec sa conjointe d’un appartement neuf dans la Cité du multimédia, adjacent au Vieux-Montréal. « La responsabilité d’être copropriétaire pèse lourdement. Il y a toujours des voisins indésirables à gérer, des réparations à faire et des hausses faramineuses de frais de copropriété qui en découlent. En devenant locataire, je me libère de tous ces tracas », raconte ce professionnel de 49 ans, ex-copropriétaire et ex-administrateur dans des syndicats de copropriété.
Le condo se maintient
Malgré l’explosion de l’offre locative de qualité, la copropriété résiste et tient le coup. La métropole, où s’effectuent 70 % des transactions immobilières dans la province, a connu une année exceptionnelle en 2017. À preuve : sur l’île de Montréal, les mises en chantier de condos ont connu un bond de 50 %. « Ce marché a repris de la vigueur en 2016 dans le centre-ville de Montréal, en 2017 sur l’île entière, et en 2018, ça devrait s’étendre dans toute la région », prédit Vincent Shirley.
Selon un rapport du Groupe Altus, les bureaux de vente de trois projets de copropriétés dans le centre-ville de Montréal ont été pris d’assaut par les acheteurs depuis septembre, permettant d’écouler plus de 90 % de leur offre. Même phénomène à Solar Uniquartier, où la première phase de condos, le Magellan, a été écoulée à 90 % lors de son lancement. Le REM a son effet.
Si la copropriété n’est pas engloutie par la vague du locatif, c’est que ce mode de vie ne perd pas de son attrait aux yeux de nouveaux acquéreurs. Axel D. Manesor est propriétaire, depuis un an, d’une copropriété dans Griffintown. Pour ce Malgache d’origine, il ne fait pas de doute que son actif prendra de la valeur avec le temps. « Depuis mon achat, je pourrais déjà vendre mon condo 20 000 dollar de plus, et dans quelques années, s’il ne me convient plus, je pourrai le louer sans problème en couvrant la totalité de mes frais », dit ce financier.
À l’échelle de la province, l’appétit pour le condo a généré une hausse du prix médian de 3 % sur le marché de la revente en 2017, à même hauteur que les unifamiliales et les plex. La Fédération des chambres immobilières du Québec prévoit une hausse de prix de même ampleur en 2018. Il existe cependant des disparités régionales. Une baisse de prix de 1 % a été enregistrée dans la région de Québec, où le marché de l’emploi et le solde migratoire sont plus faibles que dans la métropole. La chute, qui dure depuis quelques années, devrait s’arrêter en 2018, avec une stabilisation des prix.
La difficile comparaison
Dans ce contexte effervescent, que faire : louer ou acheter ? Le locatif, est-ce que ça équivaut encore, selon l’adage populaire, à jeter de l’argent par les fenêtres en enrichissant le propriétaire ? La propriété procure-t-elle automatiquement un rendement à long terme ?
Pour Bruno Therrien, directeur général au Groupe Investors, les facteurs entrant en ligne de compte pour chaque mode de vie sont tellement nombreux qu’il est impossible de favoriser l’un par rapport à l’autre. « L’exemption du gain en capital sur la résidence principale était un facteur favorable à la propriété dans le passé, mais aujourd’hui, il existe d’autres véhicules d’épargnes, comme le CELI, où il est possible de profiter de rendement à l’abri de l’impôt. Cette nouvelle donne complique les choses », explique ce planificateur financier. Chose certaine, dit Bruno Therrien, si un client se présente à son bureau en déclarant que pour lui, la propriété est nettement plus favorable que la location, il lui remettra les pendules à l’heure. « Les propriétaires ont tendance à sous-estimer les coûts de leur mode de vie », dit-il.
La Suite, un projet de complexe locatif à Québec.
Il existe souvent un préjugé contre la location, car les gens associent automatiquement locataire avec épargnant indiscipliné et propriétaire avec investisseur consciencieux. « Je connais beaucoup de propriétaires qui font continuellement des rénovations, et se justifient en disant qu’il s’agit d’un investissement. Or, la rénovation, c’est souvent de la pure consommation. C’est une dépense que vous n’allez peut-être jamais récupérer, surtout si vous envisagez de vendre à long terme », soutient Éric Brassard, FCPA, CA, conseiller en placement chez Brassard Goulet Yargeau et Patrimoine Hollis. Plus important encore, la plupart des défenseurs de la propriété oublient souvent, dans leur calcul comparatif, le coût de renonciation. « Pendant que votre propriété immobilise votre capital, celui-ci ne vous procure pas de rendement ailleurs », explique Éric Brassard, auteur du guide Un chez-moi à mon coût, une référence en la matière.
On entend souvent qu’il est possible d’être propriétaire au coût d’un loyer. Mais est-ce vrai ? Prenons l’exemple du 21e arrondissement, un complexe de Prével à la fois locatif et condo. Pour un condo neuf de 419 pi2, au prix de vente de 217 606 dollar (taxes incluses), le coût mensuel, incluant le remboursement hypothécaire (mise de fonds de 20 %, terme de 25 ans, taux d’intérêt de 3,59 %), les frais de condo (0,33 $/pi2) et les taxes, revient à 1 196 dollar (incluant eau chaude domestique). Pour un appartement de même taille, avec la même qualité de finition, la location revient à 1 045 dollar par mois. Une mince différence de 151 dollar en faveur de la location, qui comprend toutefois l’électricité et l’internet.
De là à conclure que la propriété est plus avantageuse, car, comme dit l’adage, il restera quelque chose à la fin, on doit soupeser les deux options. C’est ce qu’a fait Ian Sénéchal, président de Votrefinancier.net, un cabinet de services financiers. À des fins de comparaison, il suppose que le locataire, qui n’a pas eu à mettre un acompte de 43 500 dollar, a placé cette somme dans un CELI. Au bout de 25 ans, à 5 % de rendement, il aura un actif de 147 300 dollar. S’il est un bon épargnant, on peut émettre l’hypothèse qu’il investira le différentiel du coût entre la location et l’achat, soit 151 dollar par mois, plus ses économies sur l’électricité et l’énergie, pour un total de 350 dollar par mois, afin de gonfler son CELI. En additionnant le rendement du CELI et les versements périodiques de 350 dollar du différentiel, ce locataire finira avec un actif de 353 000 dollar (sans tenir compte de l’inflation).
Le lobby des Appartement-boutique, un projet de Prével situé dans le Vieux-Montréal.
Du point de vue du propriétaire, son actif de départ vaut 217 000 dollar. Avec un taux d’appréciation de 2 %, vu que c’est un actif plus sécuritaire et que le marché immobilier est déjà cher, la valeur de son actif vaudrait 356 000 dollar au bout de la même période de temps. « La conclusion est un peu plate, mais finalement, selon des hypothèses standards, ça revient au même. Cependant, rien n’est figé dans le temps. Les taux hypothécaires, les frais de copropriété et les taxes foncières risquent plus probablement d’augmenter que le contraire », précise Ian Sénéchal. Le condo devra aussi trouver preneur, au prix demandé à la fin de cette période, et la revente entraîne des frais.
L’avantage du locataire, c’est qu’il se trouve davantage à l’abri de mauvaises surprises. « J’ai connu des hausses de frais de copropriété de 10 % annuellement et les taxes foncières connaissent actuellement une augmentation rapide à Montréal. Quant à mon loyer, il devrait suivre le rythme de l’inflation, grâce au contrôle des loyers de la Régie du logement. Je demeure également plus mobile. Je peux déménager sans devoir trouver un acheteur », argumente Michel Roy, cet ex-copropriétaire devenu locataire heureux.
À vous de peser le pour et le contre.