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IA: les trois chantiers de l’ingénieur d’usine

Philippe Jean Poirier|Édition de la mi‑juin 2021

IA: les trois chantiers de l’ingénieur d’usine

Les ingénieurs du secteur manufacturier peuvent commencer dès maintenant à repérer et à valoriser les données disponibles dans l’entreprise. (Photo: ThisisEngineering RAEng pour Unsplash)

INGÉNIEURS. Ce n’est plus un secret pour personne: dans quelques années, l’intelligence artificielle (IA) révolutionnera la manière de fabriquer et de mettre en marché des produits. Les dirigeants d’entreprises du pays en sont convaincus à hauteur de 87%, selon le Portrait 2021 des TI dans les grandes et moyennes entreprises canadiennes de Léger/Novipro publié en février 2021.

La révolution demeure embryonnaire pour le moment; en novembre 2020, une enquête de QuébecInnove révélait que seulement 5% des PME québécoises avaient profité de la pandémie pour lancer un projet d’IA. Toutefois, les ingénieurs du secteur manufacturier peuvent jouer un rôle clé pour accélérer cette transformation technologique, estiment les acteurs interrogés par Les Affaires. Voici comment.

 

Développer une culture de données

Avant de songer à déployer des «réseaux de neurones» — des algorithmes sophistiqués permettant de mettre en relation plusieurs variables —, de l’apprentissage machine ou de l’apprentissage profond, les entreprises manufacturières doivent d’abord développer une culture de données.

«Plusieurs entreprises n’ont pas d’historique de données ou alors elles n’ont pas pris le temps de les structurer dans une base de données», rappelle Matthieu Lirette-Gélinas, président de Maverick Analytik et responsable d’une formation intitulée «Intelligence artificielle appliquée au manufacturier» à l’École de technologie supérieure.

L’expert en analyse de données industrielles croit que les ingénieurs du secteur manufacturier peuvent commencer dès maintenant à repérer et à valoriser les données disponibles dans l’entreprise. «Dans les PME, ce sont bien souvent les ingénieurs de procédés qui collectent eux-mêmes les données dans leur chiffrier Excel, fait-il remarquer. Parfois, des données sont captées, mais elles dorment sur des serveurs.»

Dans une culture de données, les intervenants doivent avoir développé une sensibilité pour repérer «le bon type de données» à faire entrer dans l’équation visant à prédire un événement. «Si le phénomène qui cause un problème sur une chaîne de montage n’est pas mesuré, on a beau avoir la plus grande intelligence artificielle au monde, on sera incapable de mettre le doigt sur le bobo», illustre Matthieu Lirette-Gélinas. Les ingénieurs, par leur formation en sciences et leur connaissance des opérations, ont tout ce qu’il faut pour résoudre ce problème, croit-il.

 

Travailler en collégialité 

«Les ingénieurs sont ceux qui mènent les projets d’intelligence artificielle, mais ils ne peuvent pas agir seuls», prévient Yves Dandurand, PDG d’Adfast, un fabricant d’additifs, de scellants et de pièces d’assemblage.

Engagée dans la transformation 4.0 depuis 2004, la PME montréalaise a commencé à se frotter à l’IA il y a deux ans. Parmi ses projets pilotes, elle tente d’anticiper la demande de ses clients en démarrant des productions de lot prédictif. Elle veut aussi mettre en place un ordonnancement intelligent des couleurs utilisées dans la fabrication des scellants, afin de réduire les temps d’arrêt et le nombre de purges entre les productions de lot.

«Dans le secteur manufacturier, la majorité des algorithmes qui sont intégrés dans la programmation existent déjà depuis longtemps», explique Yves Dandurand. Le défi est de structurer les données afin que l’information circule d’un logiciel à l’autre. Des programmeurs, des scientifiques de données et des mathématiciens sont ainsi appelés en renfort. «Pour faire de l’IA, un fabricant a besoin de tous ces champs d’expertise, estime-t-il. Du moins, c’est notre expérience.» 

Pour optimiser ses processus, Adfast travaille en partenariat avec des professeurs et des étudiants de Polytechnique Montréal, de HEC Montréal et de l’Université McGill. «Quand on embauche un ingénieur, il doit être prêt à collaborer avec tous les autres champs scientifiques, fait remarquer le PDG. On veut des gens qui s’ouvrent l’esprit et qui ne restent pas figés dans leur expertise universitaire initiale.»

 

Développer une vision 360

L’IA atteint son plein potentiel lorsqu’elle peut croiser des données provenant de plusieurs sources différentes, fait valoir Matthieu Lirette-Gélinas. «Souvent, les informations sont conservées en silo. Pour intégrer des données internes et externes, les ingénieurs doivent comprendre toute la chaîne de valeur de l’entreprise.»

Cindy Dandurand, coprésidente d’Adfast, abonde dans le même sens. «Les ingénieurs qui tirent le mieux leur épingle du jeu chez Adfast sont ceux qui n’ont pas peur de se salir les mains et d’aller sur le terrain pour comprendre tout le cycle de fabrication et de vente de nos produits.» 

Celle qui est aussi responsable de l’équipe IA d’Adfast donne l’exemple d’un étudiant en génie logiciel récemment embauché pour développer une plateforme de commerce en ligne prédictive connectée au logiciel de pilotage de la production («manufacturing execution system» ou MES). «Il a passé une semaine sur la route avec notre direction des ventes pour visiter les chantiers de nos clients afin de développer une vision holistique de ce qu’il a à faire», se réjouit Cindy Dandurand.