Le Canada et l’intelligence économique: s’inspirer des modèles mondiaux
Le courrier des lecteurs|Publié le 01 juillet 2024Le concept d’IE japonais trouve ses racines dans les conséquences de la Seconde Guerre mondiale, qui l’a rendu vulnérable et a déterminé son besoin de reconstruire rapidement et massivement son économie. (Photo: 123RF)
Par Younès Dadoun, diplômé de la maîtrise en études politiques appliquées de l’Université de Sherbrooke, spécialisé dans le domaine de l’intelligence économique
COURRIER DES LECTEURS. Dans une série de trois articles, nous avons démystifié le concept de l’intelligence économique (IE) et mis en lumière le fait que cette pratique essentielle demeure largement négligée au Canada.
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Nous avons également souligné l’importance cruciale d’implanter une politique publique d’IE qui permettrait à nos acteurs économiques de comprendre et d’anticiper l’environnement dans lequel ils évoluent. De plus, elle pourrait les aider au niveau de leur compétitivité, de leurs décisions stratégiques, et de protéger leur patrimoine ainsi que leur influence dans leurs domaines d’activité.
Comme mentionné dans notre premier article, le concept de l’IE est pratiqué dans plusieurs pays qui ont su tirer avantage de cette pratique au niveau de leurs entreprises et de leur économie. Afin de mieux comprendre comment le Canada pourrait bénéficier de telles approches, nous allons survoler les stratégies d’IE adoptées par des leaders mondiaux tels que les États-Unis, le Japon et la France.
Ces exemples nous fourniront des modèles inspirants pour créer notre propre approche en matière d’IE. Il est à souligner que le choix de ces trois pays n’est pas le fruit du hasard. En effet, une analyse approfondie démontre que ces nations ont développé des modèles exemplaires d’IE susceptibles d’inspirer le Canada à renforcer ses capacités économiques et à mieux protéger ses intérêts stratégiques.
C’est dans cette optique que nous nous pencherons d’abord sur le concept d’IE aux États-Unis, connu sous l’appellation anglaise Competitive Intelligence, s’ancrant dans une vision étatique de sa programmation et de son exercice. Ce concept a rapidement été perçu comme un instrument essentiel pour se tailler une place dans la compétition économique mondiale.
Un autre évènement important est venu renchérir la politique publique de l’IE déjà instaurée aux États‑Unis, soit l’annonce faite par le président Bill Clinton en 1993, pour la défense des intérêts économiques américains qui, selon lui, est devenue une priorité stratégique nationale. En agissant ainsi, il a donné une dimension globale à la démarche d’IE américaine. D’ailleurs, cette annonce du président s’est accompagnée aussi par la décision de créer, la même année, le National Economic Council (NEC). Ce dernier est composé de nombreux départements et d’agences dont les prises de décisions ont un impact direct sur l’économie du pays. Pour maximiser son efficience, celui-ci s’appuie sur un réseau interministériel permanent appelé Advocacy Network, facilitant la communication directe avec les différents ministères et le Département d’État. Mais quelles sont exactement les fonctions du NEC?
Selon le site du NEC, il y a quatre fonctions principales:
- coordonner les politiques économiques intérieures avec les grands défis de l’économie mondiale ;
- conseiller le président au niveau des politiques économiques ;
- s’assurer que les programmes et les décisions de politique économique sont conformes avec les objectifs soulignés par le président ;
- mettre en œuvre le programme de politique économique établi par le président, pour maximiser les ventes des produits et services, au-delà des frontières américaines.
Dans l’ensemble, le concept de l’IE aux États-Unis met l’accent sur la maîtrise de l’information et une approche proactive pour contrer les menaces. Évidemment, cette stratégie repose sur la mobilisation de compétences cruciales pour garantir l’efficience d’un tel dispositif d’IE.
Le caractère offensif de l’IE japonais
En contraste, le concept d’IE japonais trouve ses racines dans les conséquences de la Seconde Guerre mondiale, qui l’a rendu vulnérable et a déterminé son besoin de reconstruire rapidement et massivement son économie. Cependant, malgré le manque de ressources naturelles et sa situation géographique, le Japon a réussi à s’imposer dans le club des pays les plus industrialisés.
L’actuel concept d’IE japonais est doté d’un caractère offensif grâce à l’appui de deux organisations étatiques. Créée en 1958, la première entité est l’Organisation japonaise du commerce extérieur ou le Japan External Trade Organization (JETRO). Cette dernière est une organisation liée au gouvernement et dont la fonction est la promotion du commerce et des investissements mutuels entre le Japon et le reste du monde (80 bureaux répartis dans 58 pays, dont trois au Canada incluant un bureau à Montréal). Elle a aussi pour rôle la promotion des exportations japonaises à l’étranger. Cependant, durant la dernière décennie, le JETRO a réorienté son objectif principal vers la promotion des investissements étrangers directs au Japon et l’aide aux petites et moyennes entreprises japonaises pour maximiser leur potentiel d’exportation mondiale.
Vers les années 90, le Japon a structuré son approche de l’IE en intégrant au fonctionnement du JETRO une deuxième entité, le Ministry of Economy, Trade and Industry. Ce ministère joue un rôle central dans l’analyse, la coordination et la diffusion des informations essentielles auprès des entreprises japonaises.
En définitive, le concept d’IE japonais est basé sur une méthode de collecte et de protection de l’information allant jusqu’à l’offensive. De plus, la réussite de ce modèle est surtout liée au principe primordial de la collecte systématique de l’information stratégique et au partage de celle-ci sous forme de collaboration avec les acteurs concernés qu’ils soient étatiques ou privés. Ainsi, le Japon a su développer ingénieusement une politique publique d’IE répondant aux défis économiques et technologiques croissants et assurant sa compétitivité sur la scène mondiale.
La politique publique d’IE française
Quant à la France, le concept d’IE a été construit progressivement et a été élevé au rang de politique publique d’IE française, suite à la publication du Rapport Martre en 1994. Henri Martre (ancien président de la société Aerospatiale), considéré comme l’un des pères fondateurs de la politique d’IE en France, a réalisé, dans son rapport, une analyse comparée des différents systèmes d’IE dans le monde, tels que le Japon, les États-Unis et l’Allemagne. En 2004, à la suite du rapport de Bernard Carayon, (homme politique français, auteur du rapport Intelligence économique, compétitivité et cohésion sociale), des mesures significatives ont été mises en place, dont la désignation d’un haut responsable de l’IE rattaché au premier ministre. Cette approche marquait une réorganisation majeure permettant de traiter en temps réel, et de manière cohérente, toutes les questions relatives à l’IE.
Nous pouvons dire que le concept d’IE français doit sa réussite à l’inspiration tirée des meilleures pratiques mondiales, plus particulièrement celle des modèles japonais et américain. Il s’est également inspiré du modèle d’IE britannique reconnu pour son excellente capacité d’alerte et d’analyse sur les marchés mondiaux.
Pour terminer, l’État français a, dès le début, diffusé le concept de l’IE à travers une politique publique visant à renforcer la compétitivité des entreprises françaises et à soutenir le développement de l’économie nationale. Un autre point important que nous devons mentionner est l’implication des organismes étatiques et académiques, ce qui a eu un effet positif pour la promotion et l’adoption du concept de l’IE.
À la lumière des modèles d’intelligence économique adoptés par les États-Unis, le Japon et la France, le Canada se trouve à un tournant décisif en s’inspirant de ces pratiques éprouvées pour développer une politique d’IE robuste, et ainsi, garantir sa compétitivité sur l’échiquier économique mondial.