Aux États-Unis, on compte 151 fonds qui ont ESG dans leur nom, contre 123 qui comportent le mot «durable». (Photo: 123RF)
INVESTISSEMENT DURABLE. Dans notre utilisation courante du vocabulaire lié à l’investissement, les mots sont importants. Quelle dénomination employer pour parler du type d’investissement qui vise une économie juste, à faible teneur en carbone, qui encourage les sociétés à se concentrer sur la création d’une valeur durable et dont les impacts sont positifs sur les gens et sur la planète? «ESG» est en train de gagner la bataille face à son plus proche concurrent, «investissement durable».
Cette dernière, loin d’être parfaite, possède toutefois de nombreux avantages.
Beaucoup de gens semblent préférer le simple acronyme de l’investissement environnemental, social et de gouvernance, une abréviation commode, certes. Pour les rédacteurs de journaux, par exemple, «Investissement durable» prend huit fois plus de place que «ESG». Aux États-Unis, on compte 151 fonds qui ont ESG dans leur nom, contre 123 dont le nom comporte une utilisation ou une autre du mot «durable».
Une raison moins souvent avancée pour expliquer la popularité d’«ESG» chez les gestionnaires d’actifs et d’intermédiaires (consultants, gestionnaires de patrimoine, conseillers) est que cette dénomination ne comporte pas de jugement de valeur : elle leur donne la souplesse d’interpréter comment ils pratiquent ce type de placement, et leur permet de passer outre la théorie plus générale du changement qu’implique l’«investissement durable». De nombreux professionnels du placement traditionnels, voire la plupart d’entre eux, éprouvent de la gêne, sinon carrément de l’hostilité, vis-à-vis du projet plus vaste consistant à encourager les sociétés à intégrer la durabilité à leurs opérations et à leur modèle d’entreprise afin de créer de la valeur pour toutes les parties prenantes.
Utiliser «ESG» leur permet une définition beaucoup plus étroite de ce qu’ils font. De nombreux gestionnaires d’actifs affirment simplement qu’ils utilisent des mesures ESG (quand ils pensent qu’elles sont décisives) pour informer leurs décisions de placement. Tout cela se résume à un haussement d’épaules : «Oui, bien sûr, nous tenons compte des données ESG – au cas où cela pourrait nous donner de meilleures informations pour prendre nos décisions de placement. Pourquoi pas?»
L’utilisation généralisée de l’acronyme obscurcit l’objectif plus général de l’investissement durable, le rend plus vulnérable aux attaques d’opposants, et rend plus difficile le passage des intentions à de réelles actions de la part des investisseurs.
Creuser l’écart entre intentions et action
De nombreux investisseurs finaux s’intéressent à l’investissement durable, mais comme c’est souvent le cas pour les produits durables, un écart existe entre les intentions et les actes. Pour les produits de l’investissement durable, l’écart est plus prononcé à cause de la nature même de l’acte d’investir.
De nombreuses personnes qui trouvent le concept intéressant ne prenent de réelles décisions de placement durable que périodiquement, sur la base d’événements épisodiques de leur vie, comme un nouvel emploi, l’arrivée d’un enfant, un héritage ou la retraite. Mais l’utilisation de la terminologie «ESG» ne contribue pas à combler l’écart entre les intentions et les actes.
Dans une récente enquête menée par NORC pour la fondation FINRA Investor Education, des investisseurs particuliers ont manifesté un fort soutien pour l’investissement durable. Plus de la moitié des personnes interrogées (57 %) ont convenu qu’investir pouvait être un moyen d’engendrer des changements positifs dans le monde, et seuls 37 % ont répondu qu’une société devrait se concentrer seulement sur l’optimisation des bénéfices sans poursuivre des buts sociaux ou environnementaux.
Pourtant, une seule personne interrogée sur quatre pouvait expliquer le concept d’ESG correctement. Seulement 9 % des répondants ont affirmé détenir des investissements ESG, c’est-à-dire 4 fois moins que ceux qui ne savent même pas qu’ils en possèdent.
En utilisant le qualificatif peu intuitif «ESG», on continue donc de creuser l’écart entre les nobles intentions et les actions concrètes d’investissement.
Des munitions aux opposants
Un concept mal défini est vulnérable aux attaques et aux caricatures d’opposants. Cela se produit tout le temps en politique. Quand émerge un candidat ou une nouvelle idée attrayante, les opposants s’empressent de les définir en termes négatifs avant qu’ils ne puissent se définir complètement eux-mêmes.
C’est ce qui se produit actuellement à l’intérieur comme à l’extérieur du monde des placements. La plus grande caricature des investissements ESG est que ceux-ci classifient de façon naïve les sociétés selon si elles sont «bonnes» ou «mauvaises». Cette classification basée sur l’image devient un piège qui détourne l’attention des sociétés de leur objectif prioritaire : maximiser les profits pour les actionnaires.
Ce qui est encore plus troublant, c’est l’animosité croissante de la droite américaine vers les principes ESG. «L’ESG», comme disent les partisans de ces idéaux politiques, ne serait qu’un autre facteur de la prise de contrôle progressive du pays par des entités «anti-américaines». L’ex-vice-président Mike Pence, dans un discours prononcé au Texas cette semaine, s’est lancé dans une vigoureuse diatribe contre «de nouvelles réglementations capricieuses» qui permettent au «radicaux de la gauche de détruire de l’intérieur les producteurs d’énergie américains.»
Enhardie par le succès récent qu’elle a connu en discréditant la «théorie critique de la race» (critical race theory), la droite essaie d’infliger le même traitement au courant d’investissement ESG. Elle a pris un concept universitaire peu connu, l’a défini comme étant radical, et l’a utilisé pour ridiculiser une idée au fond plutôt simple et qui bénéficie déjà d’un soutien large de la population : que les étudiants doivent mieux comprendre les répercussions actuelles et historiques du passé esclavagiste de leur pays.
La droite américaine tente de faire la même chose avec les principes ESG – peu compris dans la population globale – pour dénigrer l’idée généralement acceptée que les sociétés devraient se concentrer sur la création de valeur pour leurs actionnaires, gérer la diversité de leur personnel et atténuer la crise climatique.
Just Capital a publié cette semaine les résultats d’une enquête selon laquelle plus de 80% des Américains croient que les entreprises devraient réduire le fossé entre la rémunération d’un PDG et celle d’un employé moyen et verser à tous leurs employés un salaire décent. Selon un sondage précédent de la même firme, 75% des gens croient que les entreprises devraient «faire des changements pour s’assurer que tous les aspects de leurs opérations sont durables pour l’environnement.»
Réduire le champ d’action des sociétés
L’appellation «ESG», plutôt que «durabilité», semble aussi gagner en popularité dans le monde des affaires. Dans un article publié dans le MIT Sloan Management Review la semaine dernière, Andrew Winston a noté l’utilisation croissante de l’appellation «ESG» par les sociétés et l’a attribuée à «l’arrivée, longuement attendue, de la communauté du placement sur la scène de la durabilité.»
Malheureusement, poursuit Andrew Winston, l’utilisation du terme «ESG» peut minimiser la perception qu’ont les entreprises du champ d’action requis pour intégrer le concept de durabilité dans leurs opérations. Cela peut conduire les sociétés à avoir une idée plus étroite des difficultés qui se posent à elles dans le domaine de la durabilité, et d’aborder un ensemble de questions ESG spécifiques tout en décourageant le développement d’une pensée plus large sur la manière de faire évoluer le modèle appliqué à leurs parties prenantes et définir un dessein autre que la maximisation des rendements pour leurs actionnaires.
Un verre à moitié vide?
Il y a tout de même matière à se réjouir, dit Andrew Winston. Peu importe la terminologie, c’est une bonne chose pour les sociétés de voir arriver les investisseurs, aux côtés des employés, des clients et des citoyens, sur le devant de la scène de la défense de principes moraux. Une coalition de plus en plus imposante de gens fait pression sur les sociétés pour qu’elles intègrent des solutions de durabilité à leur ADN. C’est bien. Mais cela nous rappelle que les mots comptent : l’opacité d’«ESG», plutôt que la clarté du terme «durabilité», peut conduire à des résultats moins concluants pour les défis de l’époque actuelle.
Par Jon Hale