Martin Clermont, président de Solutions Will (Photo: courtoisie)
Qu’ont en commun les pétrolières BP, Shell et Suncor, le géant de la technologie Apple et la multinationale Procter & Gamble ? Toutes ces entreprises souhaitent devenir carboneutres d’ici les prochaines décennies. Des engagements qui en font sourciller plusieurs, des écologistes aux spécialistes du développement durable.
« Atteindre la carboneutralité ne veut pas dire cesser d’émettre des gaz à effet de serre (GES) », nuance d’emblée Sabaa Khan, directrice générale pour le Québec et l’Atlantique de la Fondation David Suzuki. En théorie, une organisation peut atteindre cet objectif en achetant des crédits compensatoires à des tierces parties sans rien changer à sa chaîne de valeurs. « On parle d’une démarche comptable opaque qui ne change rien au fond du problème : notre dépendance aux énergies fossiles », tranche-t-elle.
Jean-Michel Champagne, responsable du développement durable à HEC Montréal, se fait plus nuancé. S’il reconnaît « qu’on peut faire dire n’importe quoi » à ce « buzzword » à l’heure actuelle, ce ne sera pas toujours ainsi. Avec la Loi canadienne sur la responsabilité en matière de carboneutralité (projet de loi C-12), la taxe fédérale sur le carbone en vigueur depuis 2019 et la Bourse du carbone conjointe entre le Québec et la Californie, l’émission de GES aura un coût de plus en plus concret.
« Les entreprises devront tôt ou tard assumer le coût réel de leurs décisions d’affaires, explique celui qui est aussi chargé de cours en responsabilité sociale des entreprises. Elles devront internaliser leurs externalités négatives pour l’environnement et la société. » À moyen terme, il prévoit que le resserrement de la réglementation aura pour effet de séparer le bon grain de l’ivraie. « Les entreprises qui se sont engagées dans une vraie démarche auront alors une longueur d’avance. »
B.a.-ba de la carboneutralité
En quoi consiste une « vraie » démarche de carboneutralité, selon les spécialistes ? Cela commence par mesurer le niveau actuel de ses émissions de GES. Les entreprises vont généralement s’attaquer aux émissions de portée 1 – attribuables directement à ses opérations – et de portée 2, soient celles générées indirectement par la consommation d’énergie achetée (électricité, chauffage et refroidissement). Les émissions de portée 3, qui viennent par exemple des fournisseurs ou de la clientèle, sont rarement prises en compte.
Une fois le calcul complété, il faut se fixer des objectifs à atteindre et des échéanciers à respecter. Une bonne connaissance du cadre mondial de référence qu’est l’Accord de Paris est nécessaire à cette étape. C’est par exemple ce qu’a fait Banque Nationale en avril dernier en annonçant vouloir réduire ses émissions de GES de 25 % d’ici la fin de l’année 2025 par rapport au total de 2019. « [Cet objectif] vise à contribuer à limiter le réchauffement climatique à 1,5 °C », lit-on dans l’annonce.
Malgré tous les efforts déployés, il peut arriver que la neutralité ne soit pas atteinte. C’est là qu’entre en jeu l’achat de crédits compensatoires auprès de fournisseurs spécialisés, comme l’entreprise québécoise Solutions Will. Son mandat : dénicher des acheteurs pour des crédits de carbone provenant de centaines d’organisations québécoises ayant réussi à réduire leurs émissions de GES aux quatre coins de la province.
« Acheter un crédit chez nous, c’est acheter un geste concret et tangible qui a été réalisé », s’enorgueillit le président de la PME, Martin Clermont. Ce courtier de crédit carbone d’ici compte parmi ses clients l’Assemblée nationale du Québec, qui a compensé les émissions de GES « non compressibles » dues à ses activités et à celles de ses 125 députés pour la période 2019-2020. « L’ensemble de la démarche est très rigoureuse, spécifie-t-il. Nous nous conformons à la norme ISO 14064. »
Cette dernière spécifie les principes et les exigences applicables aux organismes pour la quantification et la rédaction de rapports sur les émissions et suppressions de GES, lit-on sur le site Web de l’Organisation internationale de normalisation.
Techno-optimisme?
En fin de compte, tout dépend donc du sérieux de la démarche de l’entreprise et des calculs sous-jacents. Pour les consommateurs, une façon d’en apprendre plus est de consulter les rapports sur les engagements environnementaux pris par les entreprises, bien souvent publics et accessibles en ligne. « C’est comme avec le plus récent rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat ; personne ne va en lire les plus de 3000 pages ! On se contente généralement du résumé », admet toutefois Martin Clermont.
La Fondation David Suzuki voit dans cette confiance aveugle envers la parole des entreprises une « forme de techno-optimisme qui diminue l’urgence de la crise climatique ». « Ça communique l’idée qu’on peut émettre des GES maintenant et payer plus tard », se désole Sabaa Khan. Jean-Michel Champagne croit pour sa part que « s’engager sur la voie de la carboneutralité constitue un tremplin vers des transformations plus profondes ».