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L’investissement dans les pays émergents: le défi des données

Simon Lord|Édition de la mi‑octobre 2021

L’investissement dans les pays émergents: le défi des données

(Photo: Tim Van der Kuip pour Unsplash)

ESG. L’investissement responsable n’est pas que l’apanage des pays développés. À l’heure où les investisseurs s’intéressent de plus en plus aux pays émergents, l’adoption des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) s’améliore. Mais comme les rapports ESG sont parfois inaccessibles ou souvent de mauvaise qualité, il est difficile pour les investisseurs autonomes de s’y retrouver. Survol de la question.

Les investisseurs autonomes autant que les gestionnaires de portefeuille découvrent depuis plusieurs années les avantages de l’investissement dans les pays émergents : plus grand potentiel de croissance et dynamique démographique avantageuse pour l’économie, de même qu’un potentiel de diversification et donc de réduction du risque.

Cependant, l’investissement ESG devenant plus populaire dans les pays développés, bien des investisseurs commencent à vouloir appliquer ces mêmes critères lorsqu’ils investissent dans les pays émergents. 

Plus facile à dire qu’à faire, surtout pour les investisseurs autonomes.

« Les pays émergents attirent pour leur potentiel de croissance, entre autres. Mais le revers de la médaille, c’est qu’il y a moins de transparence et un risque d’écoblanchiment », explique Aymen Karoui, un professeur de finance à l’Université York qui se spécialise en investissement responsable.

« Pour résumer le problème, il y a moins d’information ESG dans les pays émergents que dans les pays développés, et l’information est aussi de moins bonne qualité. »

 

Couverture moindre 

« Dans l’industrie, je vois que l’on est également en train d’ajouter rapidement ces critères dans le cadre d’analyse des portefeuilles de marchés émergents, dit-il. Tout le monde en parle », soutient Jean-Christophe Lermusiaux, gestionnaire de portefeuille principal, marchés émergents mondiaux, marchés publics, à BCI. Ce dernier réalise depuis sept ans l’analyse des critères ESG pour les portefeuilles de titres de marchés émergents qui sont sous sa gestion. 

Le hic ? Les données. Le premier problème — le moindre des deux — est leur accessibilité. En effet, bien qu’elle soit convenable et en constante progression, l’accessibilité demeure loin d’être complète.

L’an dernier, quand il était gestionnaire de portefeuille à Hexavest, Jean-Christophe Lermusiaux soulignait que les données ESG étaient accessibles pour la vaste majorité des entreprises qui composent l’indice MSCI ACWI. Celui-ci est un indice phare d’actions mondiales visant à représenter la performance de l’ensemble des actions d’entreprises de moyenne et de grande capitalisation dans 23 marchés développés et 27 marchés émergents.

Par exemple, les trois fournisseurs de données ESG qu’il utilisait à ce moment lui donnaient alors accès à des données pour 99 % des sociétés des pays développés, ratio qui reculait à 86 % pour les pays émergents.

« Aujourd’hui, j’ai l’impression que la couverture doit s’être améliorée parce qu’il y a toujours plus de données qui sont publiées », dit Jean-Christophe Lermusiaux. Reste que le manque de données en provenance des sociétés de pays émergents peut freiner certains investisseurs soucieux des critères ESG de leur portefeuille.

Le vrai problème des données ESG dans les pays émergents, explique le gestionnaire de portefeuille, est plutôt la qualité de celles-ci.

« Comme pour la quantité, la qualité des données s’améliore, note-t-il. Mais si les investisseurs peinent encore parfois à croire aux informations sur le PIB et l’inflation publiées par les agences statistiques de certains pays, comment pouvons-nous accorder plein crédit aux données ESG ? » se questionne-t-il.

 

Des doutes sur les données

Les données ESG en provenance de pays émergents sont problématiques à différents égards, et elles peuvent être plus ou moins fiables de différentes manières selon les pays.

« Si nous regardons en Russie, par exemple, il y a des sociétés qui ont des administrateurs indépendants. « A priori », nous pourrions dire “Bravo”. Mais si on connaît le monde russophone, on sait très bien qu’ils ont peu de pouvoir décisionnel. Ça arrive ailleurs, oui, mais c’est très vrai dans le monde russe », explique Jean-Christophe Lermusiaux. 

À l’inverse, les données ESG de sociétés brésiliennes et d’Afrique du Sud peuvent être plus fiables, note Sébastien Thévoux-Chabuel, analyste et gestionnaire de portefeuille ESG chez Comgest. 

« Au fil des années, le Brésil et l’Afrique du Sud se sont démarqués comme étant deux grands pays où l’on a pu trouver des entreprises intéressantes, dit-il. Le cadre juridique et les conseils d’administration étaient assez stricts pour assurer une certaine qualité des données. » 

Il cite en exemple le cas de l’entreprise brésilienne Natura Cosmeticos. « Son rapport extrafinancier est exceptionnel depuis déjà dix ou quinze ans, dit Sébastien Thévoux-Chabuel. Cela dit, il faut rester méfiant et garder en tête qu’il y a toujours beaucoup d’exceptions, même si les données ESG émises à travers le pays sont réputées fiables. »

 

Que faire ?

Face à l’indisponibilité ou à l’opacité des données ESG, que peut faire un investisseur qui s’intéresse aux pays émergents, mais qui désire y investir de façon responsable ?

Pour l’investisseur institutionnel, la réponse est simple : faire un travail de terrain. Comme l’explique Aymen Karoui, les grands investisseurs, comme les caisses de retraite ou les fonds communs de placement, ont un service de relation avec les entreprises. 

« Ils vont s’asseoir avec l’entreprise qui les intéresse et vont faire certaines vérifications quant au respect des critères ESG, dit-il. S’ils observent des problèmes, ils proposeront des solutions et, de cette manière, en étant actifs, ils peuvent arriver à influencer et à améliorer les pratiques de la société. »

C’est en quelque sorte l’approche de Comgest, le gestionnaire externe de portefeuille qui gère le fonds Desjardins SociéTerre Actions des marchés émergents, premier fonds commun canadien d’actions de sociétés en investissement responsable situées dans les pays émergents.

« On n’investira jamais dans une société avant d’avoir rencontré l’équipe de direction, dit Sébastien Thévoux-Chabuel. On essaie de visiter les sièges sociaux, de voir les usines et de discuter avec des clients, des concurrents et des gens qui ont travaillé pour l’entreprise. »

Cette démarche permet de mesurer la distance entre le discours officiel, ou les données, et la réalité. Il va sans dire, cette approche n’est pas à la portée des investisseurs individuels. Comment s’y prendre, alors ?

 

Esprit critique

Les experts consultés par « Les Affaires Plus » sont conscients qu’il n’existe pas de recette magique pour dénouer le problème des données en attendant leur amélioration.

« Il faut être assez humble et reconnaître que ça demande plus de travail d’investir de façon responsable dans les pays émergents que dans les pays développés », dit Sébastien Thévoux-Chabuel. Selon lui, il faut donc décupler son esprit critique et faire preuve de bon sens.

« Si ça paraît un peu trop beau pour être vrai, il faut être particulièrement vigilant, dit-il. On doit se poser des questions sur l’alignement de l’intérêt des actionnaires, des dirigeants et de la classe politique. La culture du pays vient ajouter une couche de complexité supplémentaire dans l’analyse. »

Il est aussi important, explique l’analyste et gestionnaire de portefeuille, de savoir analyser l’entreprise dans son ensemble. Une chose que trop peu d’analystes se donnent la peine de faire, à son avis.

« Il faut regarder si les informations financières sont fiables. Si le calcul du bénéfice net comprend un grand nombre d’ajustements, par exemple, c’est mauvais signe pour les informations publiées par l’entreprise de façon générale, incluant les données ESG », illustre-t-il. 

Si le comité de vérification du conseil d’administration n’est pas composé de professionnels compétents, expérimentés et indépendants, c’est un autre mauvais signe à surveiller. 

« Si on décèle beaucoup de dissonance, comme ça, il y a des raisons de croire que les données, dans l’ensemble, sont moins dignes de confiance. »

En conséquence, investissez avec prudence.