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Les «championnes» turques, cibles des forces conservatrices

AFP|Publié le 03 octobre 2023

Les «championnes» turques, cibles des forces conservatrices

La télévision d’État refuse d’interviewer Ebrar Karakurt, une des cadres de l’équipe de volleyball qui est aussi l’une des rares sportives turques ouvertement lesbiennes. (123RF)

LEADERSHIP DES FEMMES DANS LE MONDE DU SPORT. Quand Merve Dizdar a raflé fin mai le prix d’interprétation féminine à Cannes, ou lorsque les volleyeuses turques sont devenues récemment championnes d’Europe, leurs succès ont suscité la fierté en Turquie et la haine des conservateurs qui en ont fait des cibles. 

Début septembre, «Les Sultanes du filet» — surnom des joueuses de l’équipe nationale de volley — remportent le premier titre jamais gagné par une équipe nationale turque.

Pourtant, la télévision d’État refuse d’interviewer Ebrar Karakurt, une des cadres de l’équipe qui est aussi l’une des rares sportives turques ouvertement lesbiennes.

La joueuse aux tempes rasées, déjà visée par le passé par la presse conservatrice, a même été clouée au pilori sur les réseaux sociaux pour avoir défendu les droits des LGBTQI+.

Trois mois plus tôt, devant un parterre de vedettes et des millions de téléspectateurs, l’actrice turque Merve Dizdar, récompensée pour son rôle dans Les herbes sèches du réalisateur Nuri Bilge Ceylan, dédie son prix à «toutes [s]es sœurs» turques rêvant d’un avenir meilleur.

Mais son discours, prononcé à la veille du second tour de l’élection présidentielle turque, la désigne aussitôt à la vindicte des conservateurs et lui vaut même un avertissement du vice-président du régulateur audiovisuel turc, instance acquise au président Recep Tayyip Erdogan.

«Vous allez apprendre à respecter votre pays», lui lance-t-il dans un message sur X (ex-Twitter) en guise de félicitations.

Ces deux succès de rang, qui auraient pu susciter une communion dans un pays en crise, ont finalement alimenté la division et la défiance au sein d’une société profondément clivée, entre conservateurs et religieux d’une part et libéraux et laïcs d’autre part.

«La polarisation de la société a atteint une telle ampleur que tout le monde trouve des prétextes pour s’échapper, et l’art et le sport ne font pas exception», explique à l’AFP Ozer Sencar, fondateur et directeur de l’Institut de sondages MetroPOLL.

Pour Dogan Gürpinar, professeur d’Histoire à l’Université technique d’Istanbul, sport et culture pourraient devenir de nouveaux terrains de lutte pour les opposants au président Erdogan, au pouvoir depuis deux décennies et réélu pour cinq ans fin mai.

«Les milieux (laïcs) se tournent davantage vers la culture et le sport après leur défaite aux élections (en mai)», affirme-t-il.

 

«Pas de lesbiennes»  

Mais les conservateurs occupent aussi le terrain. Durant l’Euro-2023 de volley féminin, des internautes ont visé Ebrar Karakurt dans des messages ouvertement homophobes.

«Nous ne voulons pas de lesbiennes» («lezbiyen istemiyoruz»), clamaient ces derniers sur les réseaux sociaux à chacun des matches de la sélection turque.

Des religieux ont prononcé des sermons appelant les fidèles à ne pas soutenir l’équipe, faisant écho aux propos du président Erdogan qui, dans la dernière ligne droite de la campagne pour l’élection présidentielle en mai, avait ciblé presque quotidiennement les LGBTQI+ qu’il qualifie de «pervers».

Le président turc a fini par féliciter les joueuses, exhortant même les Turcs à ne pas transformer «la culture, les arts et les sports… en outils de division».

Au même moment, Ebrar Karakurt partageait à ses plus de deux millions d’abonnés sur Instagram et X une photo la montrant les bras grands ouverts face à une foule de supporteurs.

«Voici comment j’embrasse tout le monde. Nous gagnerons en nous unissant, pas en nous divisant», écrivait-elle en légende.

Pour l’historien Dogan Gürpinar, l’équipe féminine de volley a fait «brièvement fusionner libération des femmes et fierté nationale» et a brisé, chez les conservateurs, la perception selon laquelle les sports étaient conçus pour les hommes.

«Cela heurte sérieusement les sentiments des segments conservateurs et patriarcaux», estime aussi Ozer Sencar.

La réponse d’Ebrar Karakurt aux messages de haine montre également à quel point les LGBTQI+ ne se sentent plus intimidés, juge Yildiz Tar, coordinateur du programme de communication de l’association Kaos GL, l’une des principales organisations turques de défense des droits des LGBTQI+.

«Ils et elles se tiennent debout, plus gênés face à ces brimades dignes de l’école primaire», estime Yildiz Tar. Ce qui, affirme-t-il, «agace plus encore les cercles (conservateurs)».