Les cabinets auront certainement plus de travail à faire en matière de conseil relatif à la protection des données personnelles.
LES GRANDS DU DROIT. Parmi les changements qui risquent de résulter des avancées et de la propagation de l’intelligence artificielle (IA), dans le milieu juridique, l’un d’entre eux est certainement l’évolution des conseils que donnent les avocats à leurs clients. Comment l’IA risque-t-elle de changer le travail des avocats ?
Les cabinets auront certainement plus de travail à faire en matière de conseil relatif à la protection des données personnelles, estime Eric Lavallée, associé et responsable du Laboratoire juridique Lavery sur l’intelligence artificielle (L3IA). Surtout dans le secteur de la santé.
Dans ce secteur, notamment en ce qui a trait aux dossiers électroniques, la quantité des données récoltées devient de plus en plus importante. Il s’agit donc d’une excellente occasion d’exploiter ces informations, grâce à l’IA, pour améliorer la santé des patients.
Des outils permettant de prédire et de prévenir certaines pathologies pourraient par exemple être développés, illustre M. Lavallée. «Sauf que cela doit se faire dans le respect de la vie privée des gens : ces données-là, en santé, sont très, très personnelles et doivent donc demeurer confidentielles.» Simplement retirer les noms des bases de données, cependant, n’est parfois pas suffisant pour garantir la confidentialité. Le rôle de l’avocat devient donc celui de guider les clients désirant exploiter leurs données à travers les contraintes juridiques présentes et de réfléchir avec eux aux meilleures façons de le faire. «Tout cela, bien sûr, dans une optique de création de valeur», note M. Lavallée.
Pour y arriver, toutefois, les avocats auront un important travail à faire, soit celui de s’informer. «Si nous voulons bien conseiller nos clients et bien nous positionner dans le marché, nous avons une obligation d’essayer de comprendre la technologie elle-même, affirme M. Lavallée. On ne peut pas émettre d’opinion juridique sur la responsabilité relative aux bases de données si nous ne comprenons pas la façon dont celles-ci sont traitées.»
Besoin d’encadrement
M. Lavallée estime que les entrepreneurs qui désirent exploiter les données grâce à l’IA sont dans un grande mesure conscients de leur responsabilité à l’égard de la vie privée des gens. Même son de cloche de Karim Benyekhlef, un professeur à la Faculté de droit de l’Université de Montréal spécialisé en IA.
«Je travaille beaucoup avec les gens de l’industrie et, très étonnamment, on réclame des règles, dit-il. C’est bien différent de la situation qui prévalait en 1990, quand Internet est né et que tout le monde disait au gouvernement « Ne vous mêlez pas de ça ».»
Qu’est-ce qui est différent cette fois-ci ? Selon M. Benyekhlef, qui est aussi directeur du Laboratoire de cyberjustice, les entrepreneurs veulent connaître les règles du jeu avant d’investir, de façon à prévenir les conflits.
Ils reconnaissent toutefois aussi qu’il existe actuellement un certain «fantasme général» lié aux technologies, comme l’IA et les robots, qui fait que la population générale en a parfois très peur. «Il suffirait qu’il y ait deux ou trois scandales de suite pour que les gens freinent des quatre fers, réduisant ainsi de beaucoup l’acceptabilité sociale. L’IA prendrait alors du plomb dans l’aile», dit M. Benyekhlef. C’est précisément ce que veulent éviter les acteurs du monde technologique.
Rédiger les règles
Quel rôle les avocats ont-ils à jouer dans ce contexte ? Selon M. Benyekhlef, ils doivent travailler avec leurs clients, de façon à mettre la table dans l’optique d’éventuelles nouvelles règles qui pourraient être mises en place.
«Nous n’aurons pas une nouvelle loi demain, convient-il. En attendant, les cabinets ont donc un rôle important à jouer pour installer les premières fondations d’une réglementation à venir.» Il mentionne par exemple la création de contrats, l’élaboration de codes de bonne conduite, la rédaction de chartes éthiques et la préparation de tout autre instrument juridique semblable.
Il ne s’agirait pas de la première fois que les avocats jouent un tel rôle dans le développement de réglementations. Durant les années 1990, par exemple, les entreprises ont commencé à s’échanger des données par le Web grâce à une forme d’échange d’informations nommées Electronic Data Interchange (EDI). C’était notamment le cas de certains constructeurs automobiles qui ont commencé à s’en servir pour commander des pièces auprès de leurs fournisseurs.
«Nous étions dans un flou juridique, il n’y a avait pas de règles», raconte M. Benyekhlef. À l’époque, il avait donc rédigé un contrat type pour les entreprises voulant faire de l’EDI. La Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information, adoptée en 2000, s’en était ensuite inspirée, notamment en ce qui a trait aux dispositions relatives à la responsabilité.
«En faisant preuve d’imagination et d’inventivité, les instruments des avocats relatifs à l’IA pourraient ainsi de la même manière constituer la base d’une éventuelle législation, dit M. Benyekhlef. Mais seulement s’ils sont bien pensés et solides sur le plan juridique.»