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Dominic Gagnon

Innovation entrepreneuriale

Dominic Gagnon

Expert(e) invité(e)

Santé mentale: le rôle des investisseurs en capital-risque

Dominic Gagnon|Mis à jour hier à 12h28

Santé mentale: le rôle des investisseurs en capital-risque

(Photo: theshots pour 123RF)

EXPERT INVITÉ. Il y a quelques mois, j’ai été invité à participer au sommet annuel des entreprises en portefeuille du fonds de capital-risque Luge Capital pour discuter avec leurs entreprises du sujet encore trop tabou de la santé mentale chez les entrepreneurs.

C’était la première fois qu’un fonds de capital-risque m’invitait à partager mon histoire et je dois avouer que cela m’a donné une excellente impression de Luge et du désir de son équipe de prendre soin de leurs entrepreneurs. J’ai aussi été très heureux qu’elle accepte de quitter la salle pendant ma session, afin de laisser les entrepreneurs s’exprimer librement.

En revanche, j’ai été surpris de voir à quel point les entrepreneurs financés en capital-risque sont souvent terrifiés à l’idée de partager leurs défis de santé mentale avec leurs investisseurs. Pourtant, il est clair qu’à la fois les entrepreneurs et les fonds de capital de risque gagneraient à plus de transparence sur le sujet.

En discutant avec un ami dans le capital-risque, celui-ci m’a demandé comment mieux promouvoir la durabilité humaine en entrepreneuriat? Voici donc le fruit de ma réflexion.

L’illusion du sacrifice absolu

Il est aujourd’hui impossible de ne pas reconnaître l’apport important des jeunes pousses financées par du capital-risque dans le rôle de l’écosystème, contribuant à la fois à la création d’emplois et à l’innovation. Depuis des années, nous sommes quotidiennement bombardés d’histoires à succès de jeunes pousses devenues des géants qui motivent de nombreux jeunes entrepreneurs à se lancer dans la vide et être prêt à tout sacrifier pour réussir. C’est ainsi que le fondateur de LinkedIn, Reid Hoffman décrit lui-même l’entrepreneuriat: «sauter d’une falaise tout en construisant un avion pendant la chute» démontrant bien l’incertitude constante et les risques permanents du secteur.

Derrière cette image romantique de l’entrepreneuriat, on ressent aussi l’impact de cette culture qui prône le sacrifice absolu — souvent au détriment de la santé mentale des fondateurs. Cette vision est souvent présentée comme la «bonne» façon d’être entrepreneur, voir même la seule. Reid Hoffman lui-même a déclaré: «si jamais j’entends parler d’un fondateur qui se vante d’avoir un équilibre de vie, cela veut dire qu’il n’est pas dévoué à gagner». Quant à lui, Bill Gates a confié qu’il n’avait «jamais pris un jour de congé dans la vingtaine».

Malheureusement, l’impact de ces citations d’entrepreneurs emblématiques nourrit l’idée que pour réussir, on doit tout sacrifier! C’est aussi une culture qui est toujours fortement imprégnée dans le milieu du capital-risque qui encourage fortement les entrepreneurs à travailler toujours plus dur et vite. L’impact est clair, selon une étude publiée en octobre 2022 par la revue scientifique «Small Business Economics», le fait d’être financé en capital-risque augmente du tiers les risques d’épuisement professionnel ou d’avoir des défis de santé mentale.

La santé mentale des fondateurs devrait préoccuper les investisseurs

Avant d’investir des millions dans une jeune pousse, les capital-risqueurs effectuent des vérifications diligentes. Cela va généralement inclure l’évaluation de l’équipe fondatrice, élément essentiel de la réussite future d’une entreprise. Pourtant, malgré le risque considérable lié aux personnes clés, qui est selon beaucoup d’investisseurs la raison principale d’investir ou ne pas investir, je n’ai presque jamais vu un investisseur avoir un cadre pour évaluer, prévenir et combattre l’épuisement des fondateurs, une des causes majeures d’échec des jeunes pousses.

Pourtant, il est clair que cela serait tout à leur avantage, car en ignorant la réalité des entrepreneurs qui sont confrontés à une pression intense provenant non seulement des investisseurs, mais aussi de leur équipe et de leurs clients, ce sont non seulement des individus qui sont en péril, mais aussi la pérennité de l’entreprise elle-même. Cela peut même sembler un peu égoïste, mais se préoccuper de la santé mentale est aussi directement lié aux chances de succès à long terme de leur portefeuille.

Les facteurs clés qui nuisent à la santé mentale des fondateurs

  1. La peur du jugement: La stigmatisation empêche souvent les fondateurs de parler de leur santé mentale. Depuis des années, le vedettariat entrepreneurial donne l’impression que tout est parfait et que les entrepreneurs doivent être des superhéros. Pire encore, quand l’un d’eux échoue, les médias s’empressent de le critiquer, comme ce fut le cas pour Tero. Il n’est donc pas étonnant que les entrepreneurs hésitent à partager leurs difficultés. C’est d’ailleurs cette réalité qui m’a poussé à écrire Et si l’entrepreneuriat rendait fou et qui m’a valu des centaines de témoignages depuis.
  1. L’entreprise et l’entrepreneur ne font qu’un: Les fondateurs ont souvent du mal à dissocier leur identité personnelle de celle de leur entreprise, surtout dans les premières années. De nombreux vont aller jusqu’à appeler leur entreprise leur «bébé» ou leur «famille». Ainsi, tout ce qui affecte l’entreprise affecte automatiquement aussi son fondateur. Ce lien personnel rend les échecs encore plus difficiles à vivre, donnant l’impression que si son entreprise est un échec, c’est lui qui est un échec.
  1. Risques financiers et sacrifices: Beaucoup de fondateurs sont encouragés à prendre des risques financiers, souvent au détriment de leur sécurité personnelle. Ils mettent leurs économies en jeu, utilisent des cartes de crédit ou empruntent à des amis et leur famille pour financer leur jeune pousse. Même avec des financements externes, les fondateurs prennent souvent un salaire bien inférieur à celui de leurs employés, reportant leur stabilité financière à un avenir incertain.
  1. Pas de réseau de soutien: Malgré les niveaux de stress élevés, beaucoup de fondateurs n’ont pas accès à un réseau de soutien. Ils vont donc se refermer sur eux-mêmes, ayant l’impression qu’ils ne peuvent pas partager leur sentiment avec personne et que de toute manière, personne ne pourrait les comprendre. Parfois, ils n’ont tout simplement pas les moyens financiers de consulter des professionnels de la santé mentale, ou alors ils réalisent qu’ils en ont besoin trop tard. Dans les start-ups, les programmes de soutien psychologique sont rares, laissant non seulement les fondateurs, mais aussi leurs équipes, face à des environnements de travail stressants et sans ressources pour y faire face.

Mieux intégrer la santé mentale en capital-risque

Maintenant que nous sommes tous d’accord que la santé mentale des entrepreneurs est cruciale à son succès, il devient clair que les capital-risqueurs ont tout intérêt à en faire un axe stratégique. Un peu comme à l’image de ce qu’a fait Luge Capital, les fonds de capital-risque devraient intégrer la santé mentale des entrepreneurs dans les différents cycles, que ce soit lors de leur recherche de jeunes pousses, de revue diligente et évidemment post-investissement. En plus d’augmenter leurs chances de succès, cela deviendra aussi un avantage concurrentiel.

Voici quelques idées de comment le faire:

  • Recherche de jeunes pousses: En se positionnant comme des partenaires qui soutiennent activement la santé mentale des fondateurs, les capital-risqueurs peuvent se différencier. Comprendre les enjeux psychologiques permet d’attirer des entrepreneurs qui reconnaissent leurs limites et priorisent leur bien-être. Faire attention, prioriser son bien-être ne veut en aucun cas dire être moins ambitieux. Cela aidera aussi à commencer à changer le discours.
  • Revue diligente: Plutôt que d’interroger directement les fondateurs sur leur état mental, il serait plus judicieux d’évaluer les mécanismes qu’ils ont mis en place pour gérer le stress. Des questions telles que «Comment reconnaissez-vous les signes de stress chez vous?» ou «Qui fait partie de votre cercle de confiance?» permettent de déterminer si le fondateur dispose d’un réseau de soutien et de s’assurer de le pousser à s’en bâtir un si ce n’est pas le cas. Plutôt que d’encourager la culture du travail à s’en rendre malade, les investisseurs devraient valoriser un certain équilibre.
  • Gestion de portefeuille: Les fonds de capital-risque devraient mettre en place des réseaux de soutien pour leurs fondateurs en offrant l’accès à des ressources en santé mentale, comme de l’aide psychologique, du mentorat et du coaching, ainsi que des outils pour améliorer la santé globale (nutrition, programmes de bien-être, etc.). En intégrant ces initiatives dans leur gestion de portefeuille, les fonds peuvent non seulement renforcer la résilience et la performance des entrepreneurs, mais aussi favoriser la croissance à long terme des entreprises.

Vers une responsabilité accrue

Pour créer un écosystème de jeunes pousses durable, les investisseurs et les fondateurs doivent changer le discours et encourager des discussions ouvertes sur la santé mentale. Cela peut se faire en ajoutant le sujet de la santé mentale aux programmations des conférences pour permettre aux acteurs du secteur d’échanger sur les meilleures pratiques. Il est aussi crucial d’encourager les écoles qui enseignent l’administration des affaires ou l’entrepreneuriat ainsi que les incubateurs-accélérateurs de parler ouvertement de l’importance d’une bonne santé mentale.

Les investisseurs doivent être attentifs à leurs angles morts et ne pas se limiter à leurs propres expériences pour évaluer les enjeux de santé mentale. Prendre conscience de leurs propres tendances — qu’il s’agisse de l’évitement ou d’une confrontation trop directe — peut améliorer la qualité de leurs interactions avec des fondateurs en difficulté.

De leur côté, les fondateurs doivent mettre en place des stratégies pour protéger leur bien-être, que ce soit en s’accordant du temps pour eux, en évitant de s’épuiser et en restant connectés à leur entourage. Créer une culture d’entreprise qui favorise le bien-être mental est tout aussi essentiel pour assurer un écosystème sain et durable.

Vers un écosystème entrepreneurial plus humain

Encourageons des discussions plus honnêtes et plus humaines, et reconnaissons notre responsabilité collective pour améliorer les probabilités de succès dans l’écosystème des start-ups.

La santé mentale ne devrait pas être un tabou — ni pour les fondateurs ni pour les investisseurs. Beaucoup d’entre nous tiennent le coup par un fil. Soyons bienveillants, les uns envers les autres, et construisons un écosystème entrepreneurial plus équilibré.