« Dans cinq ans, je ne me vois peut-être pas dans un rôle de direction, mais je pourrai refaire du projet. J’aimerais transférer un savoir qui, autrement, va se perdre », dit Sophie Boivert, VP aux ressources et à l’industrie à Norda Stelo. (Photo: courtoisie)
MOIS DU GÉNIE. Pour établir son rapport « Projections. Offre et de la demande de professionnelles et professionnels en génie au Québec. Horizon 2033 » publié en 2023, l’Ordre des ingénieurs du Québec (OIQ) a travaillé avec l’hypothèse que deux fois plus de femmes que d’hommes ingénieurs prendront leur retraite dans la tranche d’âge de 55 à 64 ans (21,3 % par rapport à 10,5 %) d’ici 2033. Cette hypothèse est-elle fondée ? Doit-on s’en inquiéter ? Les Affaires a voulu creuser cette question.
Pour établir son hypothèse sur l’âge de départ à la retraite des ingénieurs, la firme mandatée par l’OIQ s’est basée sur les plus récentes données de l’Enquête sur la population active (EPA) de Statistique Canada. Plutôt qu’une « projection en 2033 », il s’agit donc du reflet de la situation québécoise actuelle. Aussi, si on élargit l’horizon, on comprend que cet écart n’est pas propre au génie. En 2023, au Canada, les femmes ont pris leur retraite un an plus tôt que les hommes (64,2 par rapport à 65,5). Au Québec, cet écart était de 2,6 ans en 2021.
Pour la chercheuse Tania Saba, spécialiste des questions de vieillissement de la main-d’œuvre à l’Université de Montréal, ces statistiques ne sont pas inquiétantes en elles-mêmes. « Il est vrai que les femmes quittent plus tôt, mais si on prend un peu de recul, de 2019 à 2023, l’écart n’a fait que se rétrécir. La tendance de fond est un prolongement de la vie active, même chez les ingénieurs. » Selon les données de l’OIQ, on peut effectivement déduire qu’une majorité d’ingénieurs atteindront ou dépasseront l’âge moyen de la retraite, situé autour de 65 ans.
Alors comment expliquer l’écart « historique » entre les genres ? À une autre époque, explique Tania Saba, les femmes occupaient davantage des emplois « d’appoint », donc elles n’étaient pas portées à prolonger leur carrière. Au début des années 2000, des études ont aussi révélé que les femmes avaient tendance à coordonner leur départ avec celui du conjoint, dans un contexte où elles étaient souvent la personne la plus jeune du couple. « La situation a beaucoup évolué depuis, prévient la chercheuse. Aujourd’hui, plusieurs femmes ont le principal revenu familial. »
Travailler plus longtemps
Au-delà des questions de genre, Tania Saba rappelle que le report de la retraite est un enjeu de société mis de l’avant par l’OCDE depuis au moins 2006. « Ce qu’il faut faire, actuellement, c’est encourager les entreprises à donner aux travailleurs des conditions pour soutenir le prolongement de la vie active sous toutes ses formes. »
La chercheuse explique que ce prolongement peut prendre différentes avenues. « Parallèlement aux personnes qui ralentissent et demandent des aménagements, il y a des personnes qui veulent continuer de croître professionnellement ; elles veulent obtenir de l’avancement et mener des dossiers importants. C’est particulièrement vrai pour les femmes qui ont eu des interruptions de carrière. »
Ces dernières années, les démographes relèvent un nouveau phénomène désigné sous le nom de bridge employment, ou « emploi de transition ». « Ce sont des personnes qui décident de prendre leur retraite, tout en demeurant à l’affût des occasions d’emploi, explique Tania Saba. Ces personnes vont accepter des mandats ponctuels à titre de consultant ou dans le cadre d’un “rappel de retraités”. »
Redonner, un devoir et un plaisir
Le parcours de Sophie Boisvert, aujourd’hui vice-présidente aux ressources et à l’industrie de la firme Norda Stelo, montre bien tout le spectre que peut couvrir une carrière en génie qui s’inscrit dans la durée. Au début de la cinquantaine, l’ingénieure diplômée de Polytechnique a mentoré de jeunes ingénieurs d’une usine de Norda Stelo en Nouvelle-Calédonie. Il y a six ans, elle a accepté un poste dans la haute direction. À 60 ans, elle se voit pratiquer sa profession encore longtemps.
« Mon conjoint [aussi ingénieur] et moi, nous avons le sentiment que nous pouvons encore contribuer à la société, surtout en pénurie de main-d’œuvre. Dans cinq ans, je ne me vois peut-être pas dans un rôle de direction, mais je pourrai refaire du projet. J’aimerais transférer un savoir qui, autrement, va se perdre. C’est peut-être idéaliste, mais c’est ma façon de voir. »
La VP de Norda Stelo remarque que son choix n’est pas toujours compris de son entourage, qui la surnomme « Lucienne Bouchard » et lui demande pourquoi elle ne « profite » pas de sa retraite. « Fondamentalement, j’ai encore beaucoup de plaisir à être ingénieure », répond-elle. Voilà le signe d’une carrière épanouissante.