L’écosilence, contrecoup de la lutte à l’écoblanchiment
Philippe Jean Poirier|Édition de la mi‑novembre 2023Anne-Josée Laquerre, directrice générale de l’organisme Québec Net Positif (Photo: courtoisie)
NORMES ESG: 2024 SERA UNE ANNÉE CHARNIÈRE. Les dénonciations d’écoblanchiment ainsi que la réglementation à venir entourant la divulgation des engagements durables semblent avoir refroidi certaines entreprises à prendre des engagements environnementaux trop ambitieux, ou même à parler de leurs initiatives existantes. Selon plusieurs experts, l’écosilence — ou le greenhushing en anglais — est en train de devenir un problème.
Pour Anne-Josée Laquerre, directrice générale de l’organisme Québec Net Positif, la statistique la plus révélatrice sur l’écosilence provient d’un rapport de Deloitte. Le sondage mené au Canada en avril 2023 révèle que 41 % des chefs d’entreprise craignent de faire l’objet d’accusations d’écoblanchiment. « J’y vois un véritable drapeau rouge, dit la DG de Québec Net Positif. Avant, l’écoresponsabilité était perçue comme un bénéfice réputationnel. Aujourd’hui, c’est en train de devenir un risque réputationnel. »
Dans le même rapport, la moitié (49 %) des consommateurs sondés se sont dits sceptiques face aux déclarations d’écoresponsabilité des produits. « Cette perte de confiance a pour conséquence de décourager les entrepreneurs, qui se demandent si ça vaut la peine de communiquer leurs engagements, fait valoir Anne-Josée Laquerre. Des entreprises intègres et engagées choisissent de ne pas dévoiler publiquement leurs initiatives écoresponsables de peur d’être associées à de l’écoblanchiment. »
Pierre-André Vigneault, associé et vice-président de l’agence de communication Tux, a noté le phénomène au sein de sa clientèle, lors de mandats en positionnement de marque. « Des marques qui sont championnes en développement durable et qui s’autocensurent, je n’en ai pas vu, précise-t-il. Par contre, des marques qui amorcent ou poursuivent un parcours écoresponsable et qui n’osent pas en parler parce qu’elles sont imparfaites ou ont peur d’être pointées du doigt, ça, j’en vois beaucoup. »
Le rapport annuel 2022 de l’organisme South Pole ajoute du poids à la thèse que l’écosilence est un phénomène émergent, dont il faut s’inquiéter. Parmi les 1 200 entreprises interviewées dans le rapport, 23 % ont choisi de ne pas « publiciser » leurs engagements climatiques liés à la méthodologie mondialement reconnue du « Science-based target initiative » (SBTi).
Anne-Josée Laquerre se désole de ce mouvement de pudeur. « Si les entreprises ne disent pas ce qu’elles font de bien, ça nuit à la dynamique de transition écologique. Pour que la transition s’accélère, les entrepreneurs doivent être en mesure de voir que, autour d’eux, il y a du mouvement. L’environnement, ce n’est pas seulement l’affaire des leaders écoresponsables. Il y a de la place pour des récits de transition équilibrés, où des entreprises parlent de leurs bons coups, mais aussi de leurs défis. »
François Senez, cofondateur de la firme de consultation en changements climatiques Clearsum, apporte une nuance sur la discrétion environnementale des entreprises. « Certaines organisations préfèrent ne pas divulguer les détails de leur plan climatique parce c’est directement lié à leur stratégie d’affaires. » Il donne l’exemple d’une entreprise du secteur de l’immobilier dont la prise en compte des risques liés aux changements climatiques l’amène à revoir sa stratégie d’achat ou de maintien de son portefeuille immobilier.
Le désengagement silencieux
Une autre facette du greenhushing, moins discutée, mais peut-être plus insidieuse, concerne le retrait silencieux de certaines entreprises sur leurs engagements les plus ambitieux (ex.: devenir carboneutre pour 2040 ou 2050).
Quand une entreprise utilise la méthodologie du SBTi pour établir sa feuille de route écoresponsable, son engagement devient public. Or, en consultant le registre des engagements publié sur le site du SBTi, on constate que 26 entreprises se sont vues « révoquer » leur engagement climatique depuis 2019. Et pas des moindres. On trouve de grandes organisations telles que le géant du web Amazon, la minière Vale, la firme d’ingénierie Tetra Tech et l’entreprise de logistique Delmar International, toutes présentes au Québec. À l’exception d’Amazon, qui juge que la méthodologie n’est pas adaptée à son secteur d’activité, nous n’avons trouvé aucune entreprise qui explique ce retrait sur son site web.
François Senez a pu constater ce phénomène dans sa pratique. Clearsum aide des clients investisseurs à évaluer le profil environnemental des entreprises dans lesquelles ces derniers veulent investir. Pour ce faire, Clearsum passe en revue les engagements mentionnés dans les rapports annuels ESG des entreprises. « D’un rapport à l’autre, il nous arrive de constater l’abandon d’un projet ou la révision d’un objectif, sans explications. »
Malgré tout, François Senez est optimiste pour l’avenir. « Pour moi, l’écosilence est largement dû au manque de standardisation des pratiques de divulgation. Avec les nouvelles législations à venir — par exemple, le Projet de Règlement 51-107 sur l’information liée aux questions climatiques —, nous allons assister à un retour du balancer. Les entreprises vont divulguer les informations qui leur sont demandées, tout en préservant des éléments qui leur donnent un avantage concurrentiel. »