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Lancer le mouvement de la sobriété numérique

Jean-François Venne|Publié le 03 mai 2023

Lancer le mouvement de la sobriété numérique

La majeure partie de l’impact environnemental du numérique se trouve donc du côté des appareils, dont la fabrication et le transport demandent de grandes quantités de matières premières, d’eau et d’énergie. « Nous avons accordé une attention particulière à notre utilisation du matériel et aux manières d’étirer leur durée de vie », explique Tristan Oertli. (Photo: 123RF)

NUMÉRIQUE DURABLE. Quelques entreprises québécoises ont amorcé le virage vers la sobriété numérique. Elles obtiennent rapidement des résultats et tentent même parfois d’attirer leurs propres clients sur cette voie. 

La firme de services-conseils Talsom se spécialise depuis sa création en 2010 dans la transformation numérique. En 2019, elle est devenue l’une des premières firmes-conseils en technologie du Canada à décrocher la certification BCorp, qui indique qu’une entreprise répond à des exigences très élevées quant à sa gouvernance et à ses impacts environnementaux et sociaux (ESG). 

« Nous voulons avoir un impact social et environnemental positif et nous prenons nos décisions en conséquence », explique Tristan Oertli, directeur, gestion du changement chez Talsom. L’une de ces décisions a provoqué un virage vers la sobriété numérique en 2020, au moment où le recours au télétravail explosait en raison de la pandémie. La firme a d’abord analysé son empreinte carbone, afin de pouvoir établir une feuille de route crédible et de suivre ses progrès. Elle a ensuite adopté différentes mesures pour réduire cet impact.

 

Le matériel dans la mire 

Au Québec, en raison de l’omniprésence de l’hydroélectricité, la production d’électricité émet très peu de gaz à effet de serre (GES). La majeure partie de l’impact environnemental du numérique se trouve donc du côté des appareils, dont la fabrication et le transport demandent de grandes quantités de matières premières, d’eau et d’énergie. « Nous avons accordé une attention particulière à notre utilisation du matériel et aux manières d’étirer leur durée de vie », explique Tristan Oertli. 

Les années précédentes, Talsom favorisait les tablettes, en raison de leur légèreté. Cependant, ces appareils sont très souvent difficiles à réparer. Talsom a décidé de choisir des équipements plus réparables et qui peuvent être remis à niveau pendant longtemps, même si cela signifie de renoncer aux tablettes. 

La firme a aussi accordé une attention à ses fournisseurs de services (infonuagique, SAAS, intelligence artificielle, etc.) et de logiciels. « Nous optons pour ceux qui ont des solutions de stockage des données qui sont alimentées à l’énergie renouvelable, explique Tristan Oertli. Nous essayons également de trouver des solutions numériques qui découlent d’une écoconception. » Certaines certifications comme EPEAT ou TCO les aident à réaliser les bons choix. 

Talsom cherche aussi à modifier les habitudes de ses employés. Fermer ses appareils la nuit pour économiser de l’énergie et ralentir l’usure, limiter les envois de pièces jointes ou encore réduire l’utilisation de la vidéoconférence et éteindre sa caméra lorsqu’on ne parle pas contribuent à diminuer l’impact environnemental du numérique. « Nous avons mesuré qu’en 2020, en quatre semaines, nous avons réduit notre empreinte collective de 17 tonnes de CO2, ce qui représenterait une baisse de 32 % sur une année », se réjouit le directeur.

 

Mettre les clients sur la bonne voie 

L’agence numérique Valtech souhaite pour sa part atteindre la carboneutralité en 2040. Forcément, cela impliquera de diminuer son empreinte numérique. Cela commence par l’alimentation en énergie renouvelable des bureaux. Elle tente aussi d’inciter ses employés, qui travaillent de plus en plus de la maison, à utiliser une électricité et du chauffage alimentés à l’énergie renouvelable.

La firme a en outre modifié sa manière d’allouer de l’équipement à ses salariés. « Chez Valtech Montréal, un comité a élaboré une charte pour encadrer l’octroi des ordinateurs, explique Damien Lefebvre, vice-président exécutif pour l’Amérique du Nord. Quand un nouvel employé arrive, on lui recommande de prendre un ordinateur usagé. S’il a absolument besoin d’un deuxième écran, nous lui en proposons un à faible consommation énergétique. » 

Valtech s’intéresse aussi à l’empreinte numérique de ses clients. La firme réalise des audits de leur site web, en mesure l’empreinte carbone, puis présente des recommandations. « Environ la moitié de l’énergie liée au site est consommée lorsque des usagers regardent les pages et nous pouvons souvent trouver des moyens de réduire cet impact assez rapidement de 30 à 40 % », explique Damien Lefebvre. 

Il recommande aux entreprises de modifier certains éléments très énergivores, en particulier la vidéo. Beaucoup d’entreprises ont des vidéos, parfois longues de plusieurs minutes, qui se déclenchent automatiquement lorsqu’un internaute accède à leur site. Valtech conseille aussi aux entreprises qui développent leur premier site d’employer l’écoconception, afin de partir sur des bases plus saines. 

La firme recommande à sa clientèle d’utiliser l’infonuagique, à condition que les serveurs du fournisseur soient alimentés à l’énergie renouvelable. C’est moins énergivore, mais cela permet surtout d’obtenir des données détaillées quant à la consommation d’énergie numérique. « Pour réduire son empreinte carbone, il faut d’abord avoir des données pour se mesurer et ces fournisseurs en transmettent beaucoup », indique Damien Lefebvre.

Fondée en 2001, l’agence Activis s’est tournée ces trois dernières années vers le marché des organismes publics, pour lesquels elle développe diverses solutions numériques. Depuis environ un an, elle a placé la durabilité au cœur de ses critères de conception. 
Le virage d’Activis vers l’écoconception s’est effectué de manière assez naturelle et presque par accident. L’objectif de l’agence était de développer des solutions simples, afin qu’elles soient accessibles au plus grand nombre de citoyens possible, et peu coûteuses, puisque le prix constitue toujours un enjeu majeur quand on travaille avec des organismes publics et des organismes à but non lucratif. Cela demande généralement de penser autrement. 
Par exemple, on peut créer une solution numérique très lourde et la placer sur un gros serveur très énergivore. « Les usagers ne verront pas la différence, puisque la solution se chargera très rapidement, mais ce n’est pas l’approche la plus économique, ni la plus écologique, précise Thierry Tanguay, vice-président aux services-conseils. Nous avons réalisé que nos efforts pour élaborer des solutions plus simples qui pouvaient être hébergées sur des serveurs plus petits et moins coûteux nous amenaient également à concevoir des produits moins énergivores. » 
Heureux hasard donc, qu’Activis a décidé d’explorer davantage en se tournant franchement vers l’écoconception. Elle y trouve plusieurs avantages. Cette approche permet de réduire la facture énergétique de systèmes comme des sites web ou des applications, mais aussi de lutter contre l’obsolescence programmée. 
« Si on développe une solution lourde et complexe, les appareils qui ne sont vieux que de trois ou quatre ans peineront déjà à la prendre en charge entièrement, note Thierry Tanguay. C’est souvent ça qui pousse les gens à changer rapidement d’ordinateurs ou de téléphones intelligents. »
Mesurer son empreinte
L’hébergement reste cependant le nerf de la guerre des émissions de gaz à effet de serre (GES) produits par l’usage du numérique. Certes, les serveurs qui se trouvent au Québec sont généralement alimentés avec de l’hydroélectricité, mais ils comportent aussi des systèmes secondaires alimentés au gaz, comme des génératrices au diesel qui prennent le relais en cas de panne. L’infonuagique ou encore les outils d’intelligence artificielle (IA) peuvent, eux, dépendre de serveurs ou de centres de traitement de données situés dans des juridictions où l’énergie non renouvelable reste plus présente.
Activis analyse désormais les émissions de GES générées par les solutions qu’elle développe pour ses clients, au moyen de l’outil Website carbon calculator, créé par l’entreprise britannique Wholegrain Digital. Facile à employer, il révèle la quantité de grammes de CO2 produite par l’utilisation d’un site web et offre des pistes de solutions pour réduire cette empreinte carbone. Il se base sur l’indice carbone de l’électricité, le trafic du site web, la source d’énergie utilisée par le centre de données, l’intensité énergétique des données demandées et le transfert de données pour établir cette empreinte carbone.
« Ce calculateur nous indique même combien d’arbres nous devrions planter pour compenser ces émissions de GES et nous payons pour faire planter ce nombre d’arbres au Québec », explique Thierry Tanguay.
Repenser les sites web
Au-delà de l’hébergement, la conception des sites web permet des économies d’énergie significatives. Ça peut être aussi banal que le choix des extensions (plug-ins) qui sont employées par le système de gestion du contenu (CMS). Les développeurs de ces extensions les élaborent pour qu’elles répondent aux besoins d’un très large éventail d’usagers. Elles comprennent donc un grand nombre de fonctionnalités. 
« Très souvent, l’usage d’un site web ne requiert qu’un petit nombre de ces fonctionnalités, mais le serveur télécharge chaque fois les dizaines de fonctionnalités qui sont comprises dans l’extension », explique Thierry Tanguay.
Il donne l’exemple du moteur de recherche du site d’une municipalité. On y emploie fréquemment une extension qui a été développée pour des boutiques en ligne ou d’autres sites transactionnels. Elles contiennent un tas de fonctionnalités inutiles pour le site de la ville, mais qui se téléchargent néanmoins chaque fois qu’on utilise le moteur. On pourrait penser à d’autres exemples, comme ces fameuses vidéos qui démarrent automatiquement chaque fois qu’on accède à la page d’accueil d’un site web. 
L’écoconception peut parfois s’avérer un peu plus complexe, mais ses résultats sont moins énergivores en plus d’être souvent plus simples et plus accessibles. Le vice-président d’Activis déplore que les appels d’offres du gouvernement du Québec et ses contrats de gré à gré ne contiennent aucune exigence sur la consommation énergétique des solutions numériques. « Ça aiderait à soutenir les développeurs qui se tournent vers l’écoconception face à des concurrents qui accordent peu d’importance à la durabilité », estime-t-il.