L’enjeu des outils de surveillance informatique
Philippe Jean Poirier
Quand Microsoft a déployé sa nouvelle fonctionnalité « score de productivité » (Productivity Score) le 17 novembre dernier, il l’a présenté comme une manière d’aider les gestionnaires à « mieux comprendre l’expérience employé » dans un contexte de travail à distance. Les critiques y ont plutôt vu un outil de surveillance « digne de Big Brother » (notre chroniqueur Olivier Schmouker) qui serait « moralement intolérable » (David Heinemeier Hansson, cofondateur de la suite bureautique Basecamp), parce qu’il portait atteinte à la vie privée des utilisateurs.
Prise de court par la levée de boucliers, Microsoft a rapidement fait marche arrière en retirant le volet individuel de son outil qui produit des graphiques de productivité à partir de 73 indicateurs d’activité dans la suite Microsoft 360 (Excel, Skype, Outlook et Teams). Il n’est donc plus possible de consulter le score de productivité individuelle de chaque employé – comptabilisé en se basant sur fréquence des courriels, le nombre participation à une réunion Teams et ainsi de suite) –, mais seulement l’activité globale anonymisée d’une équipe.
Or, dans le débat qui a fait rage entre la multinationale de l’informatique et quelques ardents défenseurs de la vie privée actifs sur Twitter, peu de place a été faite aux motivations justifiables que peuvent avoir les entreprises qui souhaitent utiliser leurs données internes pour améliorer leurs pratiques et optimiser leurs opérations.
« La collecte d’information peut être tout à fait légitime à des fins opérationnelles », confirme Guillaume Laberge, avocat spécialisé en droit à la vie privée et associé du cabinet Lavery. Un employeur pourrait par exemple décider de surveiller différents indices d’activité afin de savoir, au moment de distribuer une tâche, quel employé est disponible, fait-il valoir.
L’employeur doit bien sûr procéder dans le respect de la vie privée des travailleurs. « Les employés ont une expectative de vie privée qui a été reconnue à de multiples reprises par la jurisprudence », rappelle l’avocat.
Il doit aussi respecter le cadre législatif en vigueur en s’abstenant d’imposer des conditions de travail déraisonnables, note Benoit Brouillette, avocat en droit du travail et associé du cabinet Lavery. « Un exemple extrême – à proscrire – serait de demander à un employé d’ouvrir la caméra de son ordinateur portable en permanence, afin de surveiller chacune de ses activités professionnelles », illustre-t-il.
La perspective des ressources humaines
De son côté, Manon Poirier, directrice générale de l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréées (CRHA) se réjouit de la décision de Microsoft de retirer le volet individualisé de son outil. « Selon l’Ordre, cette fonctionnalité allait à l’encontre des bonnes pratiques de gestion actuelles et celles que nous entrevoyons pour l’avenir, qui sont basées sur la confiance, la responsabilisation et l’imputabilité », énumère-t-elle.
La spécialiste des ressources humaines (RH) reconnaît cependant le rôle critique que jouent aujourd’hui la cueillette et l’exploitation des données pour une entreprise. « Plus on a d’information sur nos clients et nos façons de faire à l’interne, plus on est à même de prendre de bonnes décisions d’affaires, admet-elle. Les dirigeants doivent toutefois s’assurer que leurs intentions soient claires, et qu’ils ne tombent pas dans le contrôle ou la surveillance. »
Andrée Laforge, CRHA, vice-présidente de l’expérience-employé et chef de produit à Syntell, une firme spécialisée en intelligence d’affaires, ne partage pas la perception selon laquelle les employeurs désirent utiliser les outils de gestion de la performance pour « surveiller » ou « contrôler leurs employés ».
« Personnellement, je n’ai jamais vu une direction de ressources humaines vouloir utiliser l’analytique dans le but de débusquer les employés qui font mal leur travail, précise-t-elle. On veut améliorer les pratiques RH et s’assurer que ce qu’on fait pour nos employés augmente leur mobilisation. »
Sa firme réfléchit actuellement à la manière d’intégrer le Productivity Score de Microsoft à ses services aux entreprises. « Le score collectif de productivité pourrait très bien servir comme outil de mesure lorsqu’on déploie une mesure visant à soutenir ou aider une équipe de travail », estime Andrée Laforge. Une entreprise pourrait aussi utiliser les indicateurs pour connaître les plages horaires de leurs employés : travaillent-ils davantage le jour ou le soir ? Semblent-ils en surcharge de travail ?
Elle insiste également sur le rôle que doivent jouer les CRHA dans ce genre de projet. « Ce sont les gardiens des bonnes pratiques RH et ils sont sensibilisés à l’importance de protéger la vie privée des employés », assure-t-elle.
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ORGANISATION DU TRAVAIL. Lors du confinement de mars dernier, le télétravail n’était pas un choix. Toutes les entreprises capables de fonctionner à distance devaient migrer vers ce mode de travail. Certaines entreprises y ont pris goût et ont décidé de poursuivre l’expérience pour l’instant.
C’est le cas de la firme de recrutement Leaders International, qui a quitté définitivement ses bureaux de la Tour CIBC à Montréal en juin. « Nous étions en fin de bail et nous avons décidé de ne pas le renouveler, explique l’associé Yanouk Poirier. Nous préférions voir comment évoluerait la crise avant de prendre une décision financière à cet égard. »
Jusqu’à maintenant, celui qui est aussi président du réseau de recrutement pour cadres Penrhyn International constate que la transition de son équipe de quinze personnes se passe « extrêmement bien ». « Nous étions déjà dans la mouvance du travail sans papier et nous utilisions des outils technologiques basés dans le nuage. »
Yanouk Poirier n’entrevoit pas de retour en arrière pour le moment. Au-delà des impératifs sanitaires, le dirigeant croit que le tout virtuel répond à un besoin réel des employés – qui demandent plus d’autonomie et de mobilité – tout en offrant de nouvelles opportunités d’affaires aux entreprises.
Leaders International vient d’ailleurs d’ouvrir de nouveaux bureaux virtuels à Toronto et dans l’Ouest canadien. « Il faut voir les nouvelles forces que cela amène : une plus grande vélocité des échanges, de nouvelles synergies possibles, des innovations en matière d’intelligence artificielle et de réalité virtuelle », s’enthousiasme l’associé.
Le télétravail « par défaut »
La jeune pousse Local Logic, dont la plateforme offre des renseignements de localisation à des groupes immobiliers, a elle aussi fait le choix du tout virtuel, mais dans une formule un peu différente de celle de Leaders International. Depuis mars, ses 28 employés travaillent de la maison, tout en ayant la possibilité de faire une visite occasionnelle au bureau situé dans le quartier Rosemont, à Montréal.
Local Logic souhaite utiliser ses locaux à la manière d’un « WeWork privé », illustre Emma Leary, directrice de l’expérience employé. « Dans le futur, nous voulons adopter une politique de télétravail par défaut, explique-t-elle. Les réunions se tiendront en vidéoconférence, mais les gens auront aussi la possibilité d’interagir en personne s’ils le désirent. »
Grâce à la souplesse du télétravail « par défaut », l’entreprise a pu étendre son bassin de recrutement en dehors de la région métropolitaine et embaucher des employés habitant Ottawa et Toronto. « Nous cherchons des travailleurs basés dans le même fuseau horaire, afin qu’ils soient disponibles aux mêmes heures que leurs collègues », précise Emma Leary.
Après dix mois de travail à distance, elle n’est toutefois pas prête à dire que ce mode de travail est préférable à la traditionnelle présence au bureau. « Je dirais plutôt que c’est différent. Dans l’ensemble, ça se passe plutôt bien jusqu’à présent ; nous avons trouvé notre rythme et tout le monde est très efficace ! »
La croissance à distance
La firme Nubik n’a pas attendu de vivre une pandémie mondiale pour découvrir les vertus du tout virtuel. Fondée par trois consultants travaillant de la maison, la firme spécialisée dans l’implantation du logiciel Salesforce compte aujourd’hui 120 employés, tous basés à domicile.
« J’avoue que ça m’a un peu inquiété au départ », confesse la présidente, Katie Bussières, qui a racheté l’entreprise en 2015 alors qu’elle comptait 38 employés.
Par mesure de précaution, Katie Bussières a d’abord loué un petit espace de travail dans le quartier montréalais d’Ahuntsic, au cas où des employés ressentiraient le besoin de sortir de chez eux. « Dans les faits, cet espace est très peu utilisé », constate-t-elle.
Au fil des ans, Nubik a développé une culture basée sur une éthique de communication – « on allume toujours nos caméras pour se parler », assure la présidente – et un environnement virtuel engageant. « Nous avons créé un portail où il suffit de cliquer sur un avatar – un peu comme si on cognait à la porte d’un bureau – pour aborder un collègue », illustre-t-elle.
Le tout virtuel a été « un moteur important de croissance » pour l’entreprise, affirme Katie Bussières. Elle a pu recruter des informaticiens, des gestionnaires et des comptables dans des lieux aussi éloignés que Montréal, Trois-Rivières, Cacouna (dans le Bas-Saint-Laurent), la Colombie-Britannique et les États-Unis, d’où provient 50 % de son chiffre d’affaires.