«2024 exige un changement significatif dans la façon dont la philanthropie est abordée.» (Photo: courtoisie)
Un texte de Daniel H. Lanteigne, ASC, C.Dir., CFRE, CRHA (il/lui)
COURRIER DES LECTEURS. Comme tous les débuts d’année l’imposent, nous sommes nombreux à nous créer des listes. De bonnes résolutions par-ci, de grandes prédications par-là. Voyez-vous, je ne ferai pas exception. Car 2024 ne saurait être une année philanthropique perçue comme un long fleuve tranquille. Au contraire. Ici, la continuité ne peut être à l’agenda. Regard, à la fois bien personnel, mais également constitué de grandes observations et introspections, sur ce qu’attend (ou du moins devrait attendre) le secteur philanthropique cette année.
Dialogue et confiance
La relation qu’entretiennent les donateurs et les organismes ressemble parfois à un vieux couple. Il y a un grand respect, certes. Mais il y a parfois un certain manque, disons de communication. Et ce dialogue, il faut le provoquer en étant authentique, voire vulnérable, afin que la confiance puisse soit perdurer ou dans certains cas même renaître. Car bien que la philanthropie, en se professionnalisant, se soit dotée de paramètres de reddition de compte et de mesure d’impact, n’en demeure pas moins qu’elle repose sur un aspect central : la confiance. Et je vous rassure, il n’y a pas de crise de confiance, quoiqu’une baisse observable, selon le Baromètre de la confiance d’Edelman. Mais pour reprendre la métaphore du vieux couple, faut-il attendre de tomber dans l’indifférence ou faire les efforts de manière proactive?
Rêver et oser voir grand
Si vous êtes comme moi, les derniers articles sur les organismes de bienfaisance que vous avez pu lire mettaient de l’avant un bris de service imminent ou la possible fin d’un programme, faute de financement. Alors pour ces organismes, rêver et oser voir grand, ça peut sembler complètement déconnecté. Je le concède. C’est comme demander simultanément d’éteindre un feu et déjà de faire des plans pour la reconstruction. C’est à la fois irréaliste, et même irrespectueux pour plusieurs. Mais en même temps, il faut se donner cet espace collectif pour arrêter de constamment focaliser uniquement sur les feux à éteindre. Notre société a drastiquement besoin de grands projets porteurs, structurants et surtout inspirants pour les générations actuelles et futures. Notre philanthropie doit à la fois être assez agile pour poser des Band-Aids sur des hémorragies, mais également voir comment éviter tout simplement ces hémorragies.
Revoir les liens de dépendance
En investissement comme en financement, la diversification des sources est fondamentale. Car bien que chaque donateur soit le donateur le plus important, il serait plus que téméraire d’en devenir dépendant financièrement. Petit message aux donateurs ici: si vous aimez à ce point une cause, faites en sorte qu’elle ne repose pas exclusivement sur votre unique générosité. Contribuez à sa pérennité en ralliant d’autres bienfaiteurs. Et également, pourquoi ne pas en profiter pour maintenir son appui et sa loyauté aux causes déjà soutenues, tout en adoptant un nouvel organisme, peut-être plus marginal, peut-être plus niché, mais qui bénéficie de moins de visibilité et donc de moins de financement. J’ai eu le plaisir d’en rencontrer des dizaines en 2023 dans le cadre de l’émission Les Héros Anonymes et de participer à un balado sur le financement des maladies rares. Vous y trouverez quelques pistes, j’en suis convaincu.
Revenir à l’essentiel: les gens donnent aux gens
On m’a rappelé dernièrement que l’un des fondateurs de BNP Performance philanthropique, le regretté Jean-Robert Nolet, jurait par cette ligne de pensée: les gens donnent aux gens. Il y a bien sûr toutes les sollicitations de masse, comme les envois postaux avant les fêtes. Mais il y a également de la sollicitation qui se fait entre deux individus, une rencontre où la relation qu’entretienne ces deux personnes sera clé dans tout investissement philanthropique futur. Alors l’essentiel n’est pas nécessairement d’avoir les plus belles brochures, mais surtout d’avoir les plus belles relations. D’avoir le meilleur solliciteur pour le meilleur donateur, avec le bon projet (ou la bonne mission), le bon moment, le bon montant et évidemment, la meilleure approche. L’essentiel, quoi.
Redéfinir le philanthrope
Il n’y a pas très longtemps, l’Institut Mallet sondait les Québécois à savoir s’ils se définissaient comme philanthropes. La réponse fut frappante, seuls 19 % considèrent l’être, alors que 75 % ont posé un geste philanthropique. Modestie? Certainement, en bonne partie. Car le rôle de philanthrope a longtemps, et encore aujourd’hui, été associé à de riches fortunes familiales ainsi qu’à des dons sur des chèques format « téléthon » de plusieurs milliers ou millions de dollars. Mais dans les faits, vous, moi, nous sommes tous philanthropes à notre façon. Et c’est en se décomplexant comme société que le Québec pourra redevenir fier de sa culture philanthropique, souvent taxée de traîner de la patte par rapport au reste du Canada.
Redéfinir la bienfaisance
Mais s’il faut faire l’effort collectif de redéfinir le rôle de philanthrope (et surtout de se l’approprier), il faut en faire tout autant avec la notion de bienfaisance. Il est donc rassurant de savoir que l’Agence du revenu du Canada a mis en place un comité consultatif, sur lequel mon collègue Christian Bolduc, autre co-fondateur de BNP, siège. Car si la société évolue et se complexifie, il y a tout un secteur, celui de la bienfaisance, qui doit impérativement demeurer au diapason de cette complexification. Et d’ailleurs, à quoi devrait servir cette bienfaisance? Répondre à la demande croissante? S’arrimer pour de grands chantiers? Juste respirer? Je n’ai pas la réponse (ni la prétention de l’avoir), mais la réflexion fondamentale est de mise. Tant pour chaque organisation, que pour le secteur.
Créer une relève qualifiée
Comme plusieurs secteurs, la philanthropie n’échappe pas à la pénurie des talents. Et alors que toute une génération de praticiens experts en philanthropie flirte avec la retraite, le sang neuf n’est pas suffisant. Et la fermeture, par l’Université de Montréal, du Certificat en gestion philanthropique, remplacé par un maigre microprogramme n’a rien d’encourageant. Un secteur qui a mis tant d’efforts et d’années à se professionnaliser, qui y est parvenu, mais qui se voit délaissé par la formation universitaire a de quoi inquiéter. La relève (et les professionnels qui souhaitent et doivent se maintenir à niveau) doit ainsi, par baisse d’options, se tourner vers des congrès ou une formation de qualité en dehors de la province. Nous pouvons – nous devons – faire mieux pour ce secteur capital au tissu social et qui contribue à plus de 10 % du PIB de la province selon Imagine Canada. Saluons déjà la mise sur pied du Rassemblement annuel philanthropique qui aura lieu le 9 mai prochain. Mais il faudra faire davantage, vite.
Demeurer agile
Les dernières années ont été une démonstration claire de l’agilité du secteur philanthropique. Nous n’avons qu’à penser à la loi 25 venant modifier des dispositions législatives en matière de protection des renseignements personnels. Un sacré casse-tête quand l’information au sujet des donateurs passés, actuels et pressentis est cruciale! Mais il y a aussi l’impact de la loi 96 sur la langue officielle du Québec. Cette dernière a fait sortir du Québec la possibilité de passer l’examen d’accréditation internationale en collecte de fonds, CFRE (Certified Fund Raising Executive), car les examens ne sont disponibles qu’en anglais. D’autres défis planent évidemment, comme l’impact de la création de Santé Québec, le financement récurrent et à la mission et la croissance sans précédent de besoins et de communautés vulnérables. Ces défis, le secteur saura les surmonter, comme il l’a toujours fait. Mais se sortir la tête de l’eau sera carrément utopique pour certains.
Rouvrir la conversation sur la mutualisation
Il y a quelques jours, Les Affaires publiait un article sur le sujet de la mutualisation. Jusque-là, rien de nouveau. Le sujet est sur la table depuis des années, mais le contexte économique pousse à réactualiser la réflexion. Car pour survivre, il faut réduire les coûts et augmenter les revenus. Mais la philanthropie ne vendant rien, elle ne peut donc pas augmenter les prix sur les tablettes du supermarché. Il y a donc une opportunité, pour ne pas dire une nécessité, de collaboration certainement sous-exploitée qui mérite réflexion et qui pourrait contribuer à créer plus de valeur. Attention, ici ne tombons pas dans le piège de dire que tous les organismes d’une même cause devraient fusionner les uns avec les autres. Ce n’est pas le point et comme dans tout, il faut manger l’éléphant, une bouchée à la fois.
Ah oui, l’intelligence artificielle
Les chances que de récentes interactions entre un donateur et un organisme de bienfaisance aient été ponctuées par l’IA sont relativement faibles. Le secteur cherche encore comment trouver la bonne manière de faire atterrir l’intelligence artificielle dans ses opérations de manière éthique. Mais le temps commence à presser pour les organismes qui n’ont pas apporté ce sujet à leur conseil d’administration. Mais considérant les investissements TI requis par la pandémie, on peut comprendre la frilosité à investir des sommes philanthropiques dans ce dossier. De nombreuses opportunités s’ouvrent pour la recherche, les sollicitations, les communications et plus encore. Tentons de ne pas manquer le bateau. Le PhiLab, le réseau canadien de recherche partenariale sur la philanthropie, s’est d’ailleurs penché sur la question il y a quelques mois. À mettre définitivement à l’agenda de 2024!
Et tiens, une 11e: parlons salaire
Au début de ce texte, je n’avais pas prévu aborder la notion des salaires en philanthropie, mais l’actualité m’a rattrapé. Un article de La Presse canadienne, et relayé notamment par La Presse et Le Devoir, m’a fait sourciller comme rarement. On y fait l’étalement de quelques hauts salaires (légitimes) dans le secteur de l’environnement, le tout ponctué d’un lien plus que boiteux entre la rémunération et la responsabilité sociale et comme quoi la « mobilisation » devrait prioriser sur l’expertise, donc aucune nécessité de bien rémunérer les gens, si l’on suit le raisonnement. Mais il est non seulement faux, mais aussi dangereux, de croire que le secteur philanthropique n’est pas en compétition avec les autres industries. La philanthropie a besoin, plus que jamais, de leaders et d’expertise. Ne tombons pas dans le piège facile et le raccourci intellectuel de penser que les gens dans les OBNL devraient gagner le moins possible, alors qu’ils en font beaucoup plus que bien d’autres secteurs pour améliorer notre monde. Et comme l’a si bien indiqué une collègue du secteur, présidente de l’Association des professionnels en philanthropie Canada, « Au lieu de s’intéresser aux salaires, il serait plus utile de parler de l’impact de ces organisations. »
2024 exige un changement significatif dans la façon dont la philanthropie est abordée. Le dialogue, la confiance, la vision audacieuse, la diversification des sources de financement et la reconnaissance du rôle de chacun sont des éléments clés pour renforcer le secteur philanthropique.
Bonne année!