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Le milieu philanthropique est plus compétitif que l’on croit

Sophie Chartier|Édition de la mi‑novembre 2023

Le milieu philanthropique est plus compétitif que l’on croit

Les acteurs du secteur observent une compétition grandissante entre les organismes. (Photo: Tim Mossholder pour Unsplash)

PHILANTROPIE. Si les pratiques de mutualisation et de collaboration entre organismes philanthropiques et communautaires sont de plus en plus visibles, cela n’empêche pas que certains freins à leur développement persistent, à commencer par la culture de compétition, qui continue à s’accentuer dans la collecte de fonds.

« Il y a de plus en plus de compétition, observe Laetitia Shaigetz, présidente de la firme d’experts-conseils en philanthropie Épisode. On n’aime pas ça le dire, mais c’est vrai. C’est un milieu très compétitif. » On a beau parler de philanthropie, cela ne signifie pas nécessairement que les acteurs du milieu travaillent de façon concertée et harmonieuse pour mettre fin aux inégalités, des maladies, de la guerre et de l’itinérance. Selon les experts interrogés, chaque cause est en compétition avec toutes les autres, en plus de la compétition qui existe entre les organismes voués à chacune de ces causes. 

« On est dans un marché en philanthropie, dit Daniel Asselin, directeur principal du développement philanthropique de la Fondation de l’Université de Sherbrooke. Plus il y a d’organismes qui pénètrent ce marché-là, plus on voit apparaître un certain goulot d’étranglement. Moi, j’ai commencé dans ce milieu au début des années 1980, et il y avait zéro compétition. On faisait des demandes de dons et on était sûrs de les obtenir. Maintenant, c’est rendu fou. »

 

La faute aux CA ?

Ce contexte de marché dans lequel évoluent la plupart des œuvres caritatives fait que ces dernières sont plus frileuses à s’unir, autant de façon temporaire que permanente, ajoute Daniel Asselin. « J’ai assisté à plusieurs échanges dans des planifications stratégiques et quand on va aborder la possibilité de mutualisations, souvent les bénévoles qui se retrouvent sur les conseils d’administration vont avoir peur de perdre les acquis. Quelque part, où il y a de l’homme, il y a de l’hommerie. Tout le monde cherche à acquérir plus de pouvoir que son voisin. » Le milieu des organismes sans but lucratif OSBL n’est pas exclu de cette forme d’individualisme, croit ce vétéran du milieu. « Malgré cela, je dois dire que je pense que les gens sont guidés par leur bonne foi, précise-t-il. Ça ne se fait pas méchamment. » 

Laetitia Shaigetz a elle aussi observé des scénarios où l’hésitation venait d’en haut. « Je suis convaincue que le seul frein à ces démarches-là, c’est la peur, dit-elle. Beaucoup d’équipes sont prêtes, ce sont souvent les conseils d’administration qui ont du chemin à faire. On l’a vu, cette situation-là, où les employés, les directions générales ont envie de collaborer. Mais ça bloque, parce que au niveau du CA, il y a des danses un peu politiques qui s’installent. » 

C’est un constat que fait aussi George Krump, gestionnaire du milieu des arts qui a rédigé pour le compte de Centraide le guide « La mutualisation des ressources. Présentation et études de cas », diffusé auprès des membres ce printemps. « Les ego, il y en a même dans le communautaire, dit-il. On a peur que la mutualisation vienne diluer les fonds. Souvent, les plus grosses organisations qui ont plus de moyens avaient l’impression que les plus petites allaient juste venir s’abreuver à leur fontaine, sans nécessairement donner en retour. »

 

Prendre son temps

Dans le guide « La mutualisation des ressources », on expose en détail les six étapes pour un projet réussi (impulsion, réflexion, diagnostic, modélisation, réalisation, évaluation). À la seconde étape, George Krump précise : « Une démarche de mutualisation implique souvent des parties qui se connaissent à des degrés divers. Il est alors judicieux de prendre le temps d’établir un portrait non seulement de l’autre organisation, mais aussi de la sienne. On devrait donc pouvoir répondre aux deux questions suivantes : qui suis-je ? qui est l’autre ? »

En effet, une des grandes menaces est le désir d’aller trop vite. George Krump a été témoin d’exemples où les parties prenantes n’avaient pas pris le temps de bien se connaître avant de se lancer. « Comme toute relation, ça se développe sur le long terme, dit celui qui a documenté de nombreuses tentatives de mutualisation dans divers domaines. Il ne faut pas sous-estimer la préparation. Souvent, on se contente de cerner nos besoins actuels sans nécessairement se demander si ces besoins-là vont changer. »

La philanthropie a effectivement son propre rythme, dit Laetitia Shaigetz. Et on en revient aux conseils d’administration. « Avec la compétition dont on parle et les besoins croissants dans la société, c’est normal que les conseils d’administration veuillent voir des résultats rapides, dit-elle. Ils proviennent souvent d’entreprises privées, qui opèrent sur un modèle de vitesse pour remplir leurs objectifs. Mais en philanthropie, c’est une autre façon de travailler. Ça prend du temps, il faut soigner la relation avec nos donateurs. Ajouter en plus l’idée de collaboration, c’est encore une autre étape. »