(Photo: 123RF)
PROFESSION : AVOCAT. Le torchon brûle entre les avocats et le gouvernement québécois au sujet des tarifs offerts aux avocats en pratique privée qui acceptent des mandats d’aide juridique. Les négociations ont achoppé en juillet dernier, lorsque le Barreau du Québec a rejeté l’offre finale du gouvernement. Ce dernier pourrait maintenant choisir de fixer les futures conditions par décret.
Les deux parties négociaient depuis la fin de l’entente précédente en 2017. «La dernière offre du gouvernement proposait une indexation des tarifs, mais cela ne règle pas le fond du problème», regrette Me Paul-Matthieu Grondin, bâtonnier du Québec. Plutôt qu’une simple indexation, le Barreau espère un investissement supplémentaire d’environ 48 millions de dollars par année pour les honoraires et le temps de préparation. Ce qui ferait presque doubler le montant actuellement alloué à ces fins.
Les avocats déplorent que les montants forfaitaires accordés par le gouvernement – qui varient généralement entre 330 $ et 600 $ – ne tiennent pas compte du temps nécessaire à la préparation d’une cause. Ainsi, un plaidoyer de culpabilité qui ne prend que quelques minutes à enregistrer sera rémunéré de la même manière qu’une défense en procès. Dans le cas d’une cause complexe, les avocats ne sont donc pas payés pour les nombreuses heures qu’ils consacrent à la préparation de leur défense. Et les montants sont les mêmes qu’en 2013.
Moins que le salaire minimum
Il y a bien sûr des exceptions. Les causes portant sur des meurtres ou des tentatives de meurtre, de même que les mégaprocès, donnent droit à des sommes supplémentaires. Mais pas les cas d’agression sexuelle, pourtant notoirement complexes à défendre. Les avocats n’apprennent très souvent qu’à la fin d’un procès à quel montant ils ont droit.
Dans certains domaines, cette situation cause de gros mots de tête aux avocats. «Notre clientèle a souvent besoin d’aide juridique, et pour nous, c’est vraiment difficile», confie Me Stéphanie Valois, avocate spécialiste du droit des réfugiés. Même après 25 ans de pratique, elle continue d’accepter ces mandats, parce qu’elle juge essentiel que les gens soient bien représentés. «Mais il arrive que je sois rémunérée sous le salaire minimum pour ce genre de dossier, poursuit cette membre du conseil d’administration de l’Association québécoise des avocats et avocates en droit de l’immigration (AQAADI). C’est décourageant.» Ce déséquilibre a déjà des conséquences sur le système d’aide juridique. «Il y a une dizaine d’années, environ 14 % des avocats en pratique privée acceptaient au moins un mandat d’aide juridique dans une année, contre 8 % actuellement», précise le bâtonnier.
Une poursuite contre le gouvernement
Me Félix-Antoine T. Doyon, du cabinet Labrecque Doyon Avocats, est tellement remonté contre la situation qu’il a déposé une requête en inconstitutionnalité en Cour supérieure. Il juge que les conditions actuelles violent carrément le droit des justiciables à un procès équitable. Sa cause est basée sur la situation de Michée Roy, condamné en 2017 à 12 ans d’emprisonnement pour homicide involontaire de son fils dans une affaire de bébé secoué. Me Doyon était l’avocat de la défense dans cette affaire. Un second procès a toutefois été ordonné par la Cour d’appel en mars 2019, puisque la faiblesse des ressources humaines et financières accordées à Me Doyon dans ce dossier aurait augmenté le risque d’erreur judiciaire. L’avocat s’est alors retiré de cette cause, arguant le manque de ressources. Il a ensuite retourné ses canons vers l’État.
«Les conditions actuelles ne sont pas propices à l’exercice de la profession d’avocat conformément aux standards et aux exigences déontologiques», juge-t-il, en rappelant que le droit à une défense pleine et entière est un droit constitutionnel. Or, pour assurer une telle défense, il faut pouvoir préparer ses dossiers convenablement. En l’absence d’une telle assurance, plusieurs avocats évitent tout simplement les mandats d’aide juridique.
Cette situation nuisant selon lui à l’accès à la justice des Québécois admissibles à l’aide juridique, l’avocat demande à la Cour de déclarer inconstitutionnelle l’actuelle entente tarifaire et d’ordonner une réforme complète des tarifs de l’aide juridique. Le gouvernement du Québec a riposté en déposant une requête en irrecevabilité. Elle sera entendue le 7 avril prochain. Son principal argument est que la Cour ne peut s’immiscer dans la gestion des fonds publics de l’État, qui relève de la compétence des pouvoirs législatifs et exécutifs. «Mais lorsque l’État édicte une loi qui viole les droits fondamentaux des plus vulnérables, bien sûr que les tribunaux peuvent intervenir, car la Charte canadienne des droits et libertés leur impose cette obligation», rétorque Me Doyon.
De nombreux soutiens
La cause de Me Doyon est soutenue par l’Association des avocats et avocates de la défense (AQAAD), qui a adopté une résolution en ce sens lors de son conseil général du 2 décembre dernier. «Non seulement nous appuyons Me Doyon, mais nous avons déposé une demande pour nous faire reconnaître comme intervenants dans cette cause», souligne son président, Me Michel Lebrun. L’avocat Doug Mitchell, du cabinet IMK, pilote ce dossier pour l’AQAAD.
L’organisme encourage ses membres à participer à divers moyens de pression pouvant aller jusqu’à des journées de grève, et même à un désengagement de l’aide juridique. Le Jeune Barreau de Québec, ainsi que ceux de Montréal et des régions, l’Association des avocats de la défense de Montréal/Laval/Longueuil et la nouvelle Association professionnelle des avocates et avocats du Québec appuient aussi la requête de Me Doyon, ainsi que la position du Barreau du Québec.
Reste à voir si le gouvernement ouvrira la porte à une reprise des négociations ou préférera décréter les conditions de travail des avocats en pratique privée dans les mandats d’aide juridique. «Dans un cas comme dans l’autre, le gouvernement continuera bien sûr à discuter du sujet avec le Barreau, qui est un partenaire important du ministère de la Justice», soutient Nicky Cayer, attachée de presse de la ministre québécoise de la Justice, Sonia LeBel.
Selon Mme Cayer, l’entente proposée au Barreau en juillet dernier constituait une réelle bonification par rapport aux tarifs pratiqués actuellement. «Il y a un gros rattrapage à faire en raison d’un manque de financement historique à l’aide juridique, et ça ne se réglera pas nécessairement d’un coup», conclut-elle.
Dépenses gouvernementales 2018-2019
51 M$ en honoraires
11 M$ en déboursés, tels des frais de bureau
Source : Commission des services juridiques
48 M $
Investissement supplémentaire annuel espéré par le Barreau du Québec pour les honoraires et le temps de préparation des mandats d’aide juridique, ce qui doublerait quasiment le montant actuellement alloué.