La comptabilité durable au service des entreprises
Jean-François Venne|Édition de la mi‑novembre 2019Le plus grand défi reste la méconnaissance des entreprises de la rentabilité potentielle liée au développement durable, selon le professeur Marc Journeault. (Photo: courtoisie)
PROFESSION: COMPTABLE. Avec le temps, le rôle des comptables professionnels agréés (CPA) a évolué. En grande partie vers une fonction de conseiller stratégique d’affaires, qui dépasse de beaucoup la simple vérification financière. Dans la foulée, certains CPA se spécialisent dans la «comptabilité durable».
«Il s’agit notamment de voir comment on peut intégrer les enjeux environnementaux et sociaux dans la stratégie d’affaires des organisations», explique Marc Journeault, professeur de comptabilité à l’Université Laval et responsable du Centre de recherche en comptabilité et développement durable. Selon lui, certaines entreprises peinent encore à faire un lien entre les impacts sociaux et environnementaux et leur rentabilité ou leur stratégie d’affaires.
C’est justement là qu’interviennent les CPA. Ils mettent en lumière des coûts liés aux enjeux environnementaux et sociaux, comme la consommation d’énergie, les dépenses en gestion des déchets ou encore l’absentéisme des travailleurs. La prise de conscience de ces coûts et de leurs impacts sur la rentabilité contribue à sensibiliser les dirigeants à leur importance et à opérer des changements.
Les CPA peuvent aussi analyser les coûts d’un produit ou d’un service sur tout son cycle de vie. Le professeur Journeault donne l’exemple d’une entreprise qui produirait des poubelles de rue. Ces dernières sont peu coûteuses à fabriquer, mais la gestion de la collecte des déchets l’est beaucoup plus. Sachant cela, l’entreprise peut innover pour réduire la fréquence des collectes, par exemple en produisant des poubelles qui compactent les déchets ou qui émettent un signal lorsqu’elles sont pleines, afin de rendre la collecte plus intelligente.
La comptabilité des flux de matières est un autre outil des CPA. «Elle sert à mesurer les coûts liés aux déchets générés par une organisation», explique M. Journeault. Il donne l’exemple réel d’une fromagerie qui jetait chaque mois plusieurs dizaines de milliers de dollars en retailles de fromage. La perte en matière première et en production gaspillée était énorme, et la chiffrer a permis d’en souligner l’importance et de modifier les processus qui y étaient associés.
Cette démarche n’est pas sans défi. Selon le professeur, le plus grand reste la méconnaissance des entreprises de la rentabilité potentielle liée au développement durable. Les gens voient les dépenses en argent ou en temps qu’occasionneront ces changements, mais pas la source de croissance et de différenciation qu’ils représentent. Mesurer ces coûts peut aussi se révéler complexe, l’information n’étant pas toujours facilement disponible. Enfin, il faut aussi savoir accompagner les entreprises dans le changement. Cela signifie souvent faire jouer son réseau pour trouver certaines expertises que l’entreprise n’a pas à l’interne, par exemple en gestion de l’énergie ou des déchets.
Une tendance lourde
Thibault Millet est à la tête des services en changements climatiques et développement durable de la firme EY au Canada. Il note que la mesure des facteurs environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) prend de plus en plus d’importance auprès des investisseurs et des entreprises qui cherchent à se financer. Émerge ainsi le besoin de définir des indicateurs de performance autres que financiers, pour mesurer la valeur sociale ou environnementale.
Une firme comme EY cherchera par exemple à aider les entreprises à établir les bonnes stratégies de divulgation des indicateurs ESG. «Il faut définir ce qu’il faut mesurer, comment, pour qui et à quelle fréquence, quels contrôles internes adopter, quels types d’audits internes ou externes mener, et mettre en place des processus pour gérer ces facteurs sociaux et environnementaux», énumère M. Millet. EY propose d’ailleurs un cadre ouvert, visant à intégrer l’ensemble des standards qui existent présentement de manière éparse dans un outil unique de mesure de la valeur.
La firme aide aussi certains grands investisseurs à comprendre l’empreinte carbone de leur portefeuille, et les risques afférents. Elle les accompagne dans leur volonté de diminuer cette exposition au carbone, tout en respectant leurs objectifs d’affaires, entre autres en ce qui concerne les rendements.
M. Millet accompagne également des entreprises nouvellement cotées en Bourse et dont les produits ou services présentent un avantage environnemental par rapport à ses concurrents. Ces entreprises souhaitent montrer cet avantage aux investisseurs et être listées selon les indices ESG. Pour cela, il faut bien mesurer et divulguer les facteurs en question.
D’autres entreprises ont besoin d’appui pour intégrer des critères ESG dans leurs opérations et processus d’affaires. Tenir compte des droits de la personne tout au long de la chaîne d’approvisionnement peut par exemple se révéler un exercice complexe pour une grande multinationale en contact avec de nombreux sous-traitants et fournisseurs. «Cette démarche gagnera encore en importance dans les prochaines années, croit M. Millet, car elle est synonyme de bonne gestion des risques, de création de valeur et de bonnes performances financières, et le marché le reconnaît.»