Logo - Les Affaires
Logo - Les Affaires

Gare aux coûts cachés de la robotisation!

Olivier Schmouker|Publié à 7h47

Gare aux coûts cachés de la robotisation!

L'avenir passe-t-il nécessairement par les robots? Ce qui se passe en Chine permet d'en douter... (Photo: Maximalfocus pour Unsplash)

Q. — «Tout le monde dit que les robots, c’est l’avenir. Que le Québec est même en retard en termes de robotisation et d’automatisation comparativement, entre autres, à l’Ontario. Qu’il est grand temps de nous en équiper afin de gagner en productivité. C’est vrai, tout ça? En tant que PDG d’une PME œuvrant dans l’industrie de la plasturgie, dois-je tout miser sur les robots?»– Léo

R. — Cher Léo, il est vrai que le discours ambiant est hyper favorable à la robotisation des entreprises du Québec. En entretien avec Les Affaires, Christine Fréchette, la ministre de l’Économie, de l’Innovation et de l’Énergie, a déclaré que «les entrepreneurs ne sont pas encore assez sensibilisés à l’importance d’investir dans la technologie», en déplorant que «certains ont plutôt tendance à s’en remettre à l’embauche de personnes additionnelles, au Québec ou à l’étranger».

De son côté, le Parti québécois (PQ) est en train de concocter un plan de réduction drastique de l’immigration qui repose en grande partie sur la robotisation et l’automatisation. L’idée est de faire passer le nombre annuel de nouveaux travailleurs temporaires étrangers au Québec de 270 000 à seulement 40 000, et d’éviter une pénurie brutale de main-d’œuvre par l’ajout massif de robots, en particulier dans les secteurs industriel, manufacturier et agricole. «Nous notons que des pays qui n’ont pas pris la voie de l’immigration, comme la Corée du Sud et le Japon, sont aujourd’hui nettement plus robotisés que nous», a justifié à ce sujet Paul St-Pierre Plamondon, le chef péquiste, auprès de La Presse Canadienne. 

Autrement dit, il conviendrait de pallier la pénurie de main-d’œuvre actuelle et future, vu l’irrémédiable vieillissement de la population québécoise (1 travailleur sur 4 va partir à la retraite dans la prochaine décennie, selon Statistique Canada), par la robotisation à outrance. Et non plus par l’immigration, même si, comme l’ont montré de multiples études de Desjardins, la dernière vague d’immigration a permis, à elle seule, d’empêcher le Québec de sombrer dans une récession en 2023 et permet actuellement de maintenir la tête de notre économie tout juste hors de l’eau. 

Alors, les robots sont-ils bel et bien l’avenir de l’économie québécoise? La voie à impérativement emprunter, à l’image de nombre de pays asiatiques? Eh bien, je vous propose, Léo, de regarder de plus près comment cela se passe justement là-bas… 

En 2014, le président chinois Xi Jinping a appelé à une révolution robotique afin de stimuler la productivité du pays. Dans le plan quinquennal 2016-2020, le gouvernement a alloué des milliards de yuans aux entreprises manufacturières pour qu’elles se modernisent, l’accent étant mis sur les robots et les machines de pointe.

Plusieurs provinces chinoises se sont également mises à subventionner l’acquisition de robots. Par exemple, la province du Guangdong, dans le sud de la Chine, a promis de dépenser 150 milliards de dollars américains pour permettre l’adoption des robots industriels et la création de centres d’innovation dédiés à l’automatisation avancée.

L’ambition de la Chine était ni plus ni moins que de transformer au plus vite la Chine en un pôle de haute technologie. Son objectif: défier le leadership de pays comme l’Allemagne, le Japon et les États-Unis qui dominaient jusqu’alors le marché mondial des robots, tant en termes de production que d’utilisation. 

C’est aujourd’hui mission accomplie, haut la main. Rien que l’an dernier, la Chine a fabriqué et mis en place plus de 276 000 robots, ce qui représente plus de la moitié du total mondial, selon la Fédération internationale de robotique.

À première vue, l’investissement de la Chine dans la robotique semble lui avoir permis d’atténuer les effets des épines fichées dans les pieds de ses entreprises manufacturières que sont la hausse des coûts de la main-d’œuvre, le vieillissement de la population et une concurrence internationale accrue. Car cela paraît logique que des machines plus ou moins intelligentes (en fonction du fait qu’elles sont dotées d’une intelligence artificielle (IA), ou pas) se montrent plus efficaces et moins dispendieuses que des êtres humains qui fatiguent, ont besoin d’heures de sommeil, voire tombent malades, oui, d’êtres humains qui de surcroît réclament d’être payés et augmentés alors que les robots, eux, sont tout à fait disposés à travailler 24/7 sans aucune paie.

Mais qu’en est-il vraiment des retombées économiques et humaines de l’implantation massive de robots comme cela se produit en Chine? Trois professeurs d’économie ont tenu à en avoir le cœur net à ce sujet: Osea Giuntella, de l’Université de Pittsburgh (États-Unis); Yi Lu, de l’Université Tsinghua à Beijing (Chine); et Tiany Wang, de l’Université de Toronto (Canada). Car ils avaient noté deux faits inquiétants pour les travailleurs humains, et donc pour l’ensemble de la population en âge de travailler:

– Trois études distinctes en sont arrivées à la conclusion qu’en Chine 3 emplois sur 4 étaient «hautement susceptibles d’être automatisés».

– Foxconn, le producteur chinois d’iPhone et de nombreux autres gadgets électroniques, a remercié, entre 2012 et 2016, 400 000 travailleurs pour les remplacer par des robots. Il avait ainsi atteint son objectif d’automatiser 30% de sa production. 

Les trois chercheurs ont eu accès aux données des China Family Panel Studies (CFPS, en chinois: 中国家庭追踪调查), une série d’enquêtes sociales biennales menées auprès de la population chinoise, conçue pour documenter les changements dans la société, l’économie, l’éducation et la santé en Chine. Les CFPS ont été crées en 2010 par l’Institut d’enquête en sciences sociales (ISSS) de l’Université de Beijing. Puis, ils ont analysé ces données à travers le prisme de ce qu’on appelle la variation intra-individuelle de l’exposition aux robots au fil du temps, un outil économique concocté par Pascual Restrepo, professeur d’économie à Yale, et Daron Acemoğlu, professeur d’économie au MIT et «prix Nobel» d’économie en 2024. 

Résultats? L’adoption massive de robots a eu des impacts majeurs, pour ne pas dire dévastateurs, sur les travailleurs humains, et par suite sur la société chinoise en général. Les voici en rafale:

– Diminution de la main-d’œuvre. Dès lors qu’une entreprise adopte des robots, la main-d’œuvre finit par diminuer globalement d’en moyenne 7,5%, en l’espace de quelques années.

– Chute du salaire horaire. Dès lors qu’une entreprise adopte des robots, le salaire horaire des travailleurs qui conservent leur emploi finit par fondre d’en moyenne 9%, en l’espace de quelques années. 

– Bond des heures travaillées. Dès lors qu’une entreprise adopte des robots, les heures travaillées par ceux qui conservent leur emploi bondit d’en moyenne 14%. Car travailler plus, c’est la façon qu’ils ont trouvé de compenser la chute de leur salaire horaire. 

– Certains travailleurs plus que d’autres. Les travailleurs les plus affectés par ces changements sont avant tout «les moins instruits», «les hommes» et «les plus âgés». L’étude a également mis au jour le fait que les travailleurs les plus exposés ont, la plupart du temps, réagi de deux manières avant d’être frappés de plein fouet par les impacts négatifs de la robotisation: soit ils ont suivi un programme de formation dans l’espoir de se réorienter sur le plan professionnel, soit ils sont partis à la retraite plus tôt que prévu.

Ce n’est pas tout. Les répercussions se font sentir jusque dans la sphère familiale des travailleurs.

– Davantage de dettes. Malgré l’impact négatif sur les salaires et l’emploi, les travailleurs subissant les changements liés à la robotisation ne changent en rien, ou presque, leurs habitudes en matière de consommation et d’épargne. Comment cela est-il possible? C’est fort simple, ils se mettent à vivre davantage à crédit: les emprunts se mettent dès lors à bondir d’en moyenne 10%.

– Moins d’enfants. Bien qu’il n’y ait aucune preuve d’un effet sur le comportement conjugal, l’étude montre que l’exposition aux robots entraîne une légère baisse du nombre d’enfants (–1%) par ménage. 

– Davantage de temps pour les enfants. Seul impact positif, les travailleurs licenciés à cause d’un robot consacrent davantage de temps à leurs enfants, le temps de trouver un nouvel emploi. Pour leur éducation (+10%) et pour leurs activités extrascolaires (+24%). 

Que deviennent, justement, ceux qui ont perdu leur emploi en raison de la robotisation à outrance? Comme on l’a vu, nombre d’entre eux suivent un programme de formation afin d’être en mesure de trouver un nouvel emploi. Mais ce n’est pas pour autant qu’ils y parviennent. Et lorsque c’est le cas, ce n’est pas pour autant qu’ils en sont satisfaits: «De plus en plus de travailleurs affectés par la robotisation se tournent vers le secteur des services, pour occuper des jobs aussi précaires que mal payés comme la livraison de repas», a indiqué au Financial Times Osea Giuntella, l’un des auteurs de l’étude.

En vérité, la Chine refuse de regarder la réalité en face à ce sujet. En juillet dernier, des données collectées par l’AFP indiquaient que le taux de chômage des 16-24 ans était de 17,1%, alors qu’il était de 13,2% le mois précédent. Ça correspondait au pourcentage le plus élevé de l’année. Un sommet avait été atteint en 2023, à 21,3%, selon les données du Bureau national des statistiques (BNS). Mais depuis, les autorités chinoises ont interdit la divulgation de cette information, officiellement pour «revoir la méthodologie». 

Autrement dit, les jeunes Chinois, aussi diplômés et brillants soient-ils, peinent à trouver un premier emploi. Il y a un peu plus d’un an, la Chine reconnaissait elle-même que 1 sur 5 d’entre eux était au chômage. Et leur sort ne semble pas aller vraiment en s’améliorant. 

Voilà la situation actuelle au pays le plus robotisé du monde. Les travailleurs qui parviennent à conserver leur job sont moins bien payés. Ils doivent travailler davantage et s’endetter toujours plus pour ne pas perdre de niveau de vie. Ceux qui se sont fait montrer la porte galèrent, alternant programmes de formation et petits boulots. Quant aux nouveaux diplômés, ils n’arrivent pas à trouver de premier emploi. 

Ma question est très simple: Mme Fréchette, M. St-Pierre Plamondon et consorts, est-ce vraiment le futur que vous souhaitez à la société québécoise? Oui, est-ce vraiment ce cauchemar-là que vous voulez nous faire vivre? Tout ça parce que le terme «immigration» vous horripile? 

Voilà, Léo. Pour en revenir à votre propre PME, je ne connais pas votre situation, mais je ne doute pas que vous gagneriez sûrement à la moderniser (nouvelles machines, nouveaux ordinateurs, nouveaux logiciels, etc.). Mais ne croyez surtout pas que l’avenir est à la robotisation à outrance. Car les robots, comme on l’a vu, ont une face cachée, ou plutôt des coûts cachés horriblement dispendieux pour les travailleurs comme pour toute la société québécoise. Oui, les robots ne sont nullement une forme de progrès, ni même d’évolution, ils sont, somme toute, une forme contemporaine de pollutions sociales.

En passant, l’écrivain français Frédéric Beigbeder a récemment confié au Figaro Magazine: «Un jour, une IA décernera un prix exhaustif du meilleur roman, analysé par un robot, et nous serons enfin débarrassés de la maladresse des lecteurs équipés d’un cœur.»