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S’adapter au travail hybride

Isabelle Delorme|Édition de janvier 2022

S’adapter au travail hybride

Avec l’instauration du travail hybride, les gestionnaires devront assurer l’équité entre les membres de leur équipe qui travaillent au bureau et ceux à la maison. (Photo: 123RF)

SANTÉ AU TRAVAIL. À une époque qui paraît aujourd’hui préhistorique, la plupart des gens travaillaient à plein temps au bureau. Déroutés au début par l’expérimentation forcée du télétravail, nombreux sont ceux qui en reconnaissent certains avantages aujourd’hui. Au cours des prochains mois, le travail hybride demandera de nouvelles adaptations à tous, notamment aux gestionnaires.

« Les gestionnaires sont la courroie de transmission entre les attentes de la direction et celles des employés, en particulier les cadres de premier niveau », souligne Julie Cloutier, professeure au Département d’organisation et ressources humaines de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Ainsi, ceux que l’experte appelle les « employés-sandwichs » présentent un taux élevé de détresse psychologique, soit jusqu’à 20 points de pourcentage de plus que la moyenne des travailleurs québécois, selon plusieurs études réalisées en 2020. 

La préservation de la santé mentale des cadres est d’ailleurs un enjeu essentiel, d’après l’enquête sur le travail hybride menée dans 25 pays par le groupe Adecco en septembre 2021. Plus de la moitié des jeunes gestionnaires ont déclaré souffrir d’un épuisement professionnel et 51 % des Canadiens sondés ressentaient l’angoisse du retour au bureau.

Alain Gosselin, professeur honoraire à l’École des dirigeants de HEC Montréal, craint que les entreprises sous-estiment les enjeux du travail hybride en le considérant comme un retour partiel à la normale. En perte de confiance à l’égard de leur capacité à bien gérer leurs employés, les cadres devront relever de nombreux défis.

 

De nouveaux défis pour les gestionnaires

Avec l’instauration du travail hybride, les gestionnaires devront assurer l’équité entre les membres de leur équipe qui travaillent au bureau et ceux à la maison. Or, il est très difficile de combiner deux formes de supervision — en personne et à distance — qui imposent des habiletés et des défis différents, tels que l’intégration des nouveaux employés et le contrôle de la prestation de travail, estime Alain Gosselin. « Lorsque votre équipe est sur place, vous pouvez observer des comportements et des résultats », souligne le professeur. À distance, il faut notamment tenir compte de l’environnement de travail et de l’accès aux ressources de chacun.

Les gestionnaires auront également plus de mal à détecter les problèmes de santé mentale chez leurs collègues, prévient Alain Gosselin. « Au bureau, on peut lire l’informel et observer l’humeur des gens. À distance, c’est beaucoup plus dur », constate celui qui anticipe une hausse des problèmes d’isolement. Cependant, grâce à ce mode de travail, les cadres bénéficieront d’une souplesse géographique accrue pour recruter. « Le travail hybride permettra d’aller chercher des marchés de main-d’œuvre auxquels nous n’avions pas accès auparavant », prévoit le professeur. Attention cependant à la gestion des fuseaux horaires, qui pourrait occasionner des difficultés supplémentaires.

 

Un encadrement ajusté

Avec le travail hybride, les gestionnaires renoueront également avec des trajets parfois chronophages. Pour Julie Cloutier, leurs supérieurs devront ainsi ajuster la pression sur les délais, source de stress majeure. « Souvent, les gestionnaires doivent composer avec des dates limites de remise extrêmement urgentes. Toutefois, beaucoup s’aperçoivent plusieurs jours après que leur patron n’a toujours pas revu leur travail », constate-t-elle. 

La professeure préconise également un processus plus collaboratif au sein des équipes et davantage de reconnaissance. « Les gestionnaires sont de grands oubliés ; les employeurs les voient comme des espèces de rocs sans émotion qui ont toutes les réponses », déplore-t-elle. Marianne Plamondon, associée chez Langlois avocats à Montréal, observe d’ailleurs que les nouvelles générations de cadres « veulent être reconnues pour leur valeur ajoutée ». 

 

Des clés pour s’organiser 

Si la décision de ramener les employés au bureau relève du droit de gérance de l’employeur, Marianne Plamondon croit que la pénurie de main-d’œuvre doit mener à des discussions individuelles avec les employés. « Il faut s’ajuster à la réalité de chacun et faire preuve d’une flexibilité comme nous n’en avons jamais connu en matière d’organisation du travail », recommande l’avocate. 

Surtout, les dirigeants et gestionnaires ne doivent pas craindre de se tromper. « Nous sommes dans un processus innovant qui peut comporter plusieurs essais jusqu’à ce que l’on ait trouvé un équilibre », rassure Julie Cloutier. 

Pour sa part, Alain Gosselin conseille d’établir des règles claires sur le lieu et le temps de travail. « Il y a par exemple des moments où l’on s’attend à ce que tout le monde soit disponible », suggère le professeur, qui recommande de préserver des pauses entre les réunions virtuelles. 

Une saine organisation passe également par l’identification des tâches les plus appropriées pour le travail à la maison et au bureau, et ce, sans oublier de fournir aux employés les ressources matérielles nécessaires au travail à domicile. « Les gens se plaignent souvent de l’envahissement de leur travail dans leur vie personnelle », déplore Alain Gosselin, pour qui il faudra continuer d’apprendre à gérer cette frontière.

 

« Ne travaillez pas. »  Le groupe Nike a envoyé ce message au personnel de son siège de Beaverton, en Oregon, en août dernier. Après une année de crise sanitaire, les salariés ont ainsi été invités à se reposer durant une semaine, afin de prendre soin de leur santé mentale. Dans ce même esprit, des entreprises québécoises ont mis en place différentes mesures pour encourager leur personnel à se ménager.
« L’état de santé mentale est très difficile à évaluer, que ce soit pour soi-même ou pour les autres », estime Charles Davignon, président de l’agence publicitaire montréalaise Antilope. En concertation avec les quatre membres de son équipe, dont deux gestionnaires de projet, il a mis en place au printemps 2020 une mesure inédite : des congés maladie « non comptés ». Sans limites ni justification, le personnel de l’agence peut s’offrir un temps d’arrêt dès que le besoin s’en fait ressentir. Ce congé hors-norme peut même être planifié. « Un gestionnaire peut par exemple constater qu’il a une semaine extrêmement chargée et prévoir un jour de congé maladie pour la semaine suivante », explique Charles Davignon.  
Selon lui, prendre une « journée de prévention » permet d’éviter l’épuisement. « C’est un peu comme une petite blessure physique. Si j’en prends soin à temps, je peux éviter l’infection, voire l’opération », compare-t-il. 
Une gestion basée sur la confiance
Charles Davignon n’a pas implanté cette solution du jour au lendemain. « C’est le résultat du climat de confiance que nous avons mis en place », explique-t-il. S’il constate que ses employés n’en abusent pas et qu’ils « sont prêts à donner le maximum, parce qu’ils savent qu’ils pourront se reposer ensuite », il ne croit pas que cette solution soit envisageable dans n’importe quelle entreprise. « Notre modèle de travail est basé sur des livrables et non sur les heures travaillées, souligne-t-il. Et certains dirigeants ou employés ont le besoin ou l’habitude d’avoir plus d’encadrement, donc la transition pourrait être difficile. » 
Diane-Gabrielle Tremblay, spécialiste en gestion des ressources humaines et professeure à l’École des sciences de l’administration à l’Université TÉLUQ, est également d’avis que la confiance est une variable essentielle au succès d’une telle mesure. « Si la personne sent qu’elle peut prendre autant d’arrêts maladie qu’elle le souhaite sans que cela influence son projet de carrière, c’est très sécurisant et cela peut lui éviter de tirer sur la corde jusqu’à l’épuisement complet », reconnaît-elle. 
La situation devient moins saine lorsqu’un membre du personnel ressent une pression de performance de la part de l’entreprise, qui la pousse ainsi à s’autolimiter. « Lorsque vous avez droit à 15 ou 20 jours [de congé], vous savez que vous pouvez les prendre. Si c’est illimité, il y a un risque de stigmatisation de la personne qui prend plus de congés que les autres », estime l’experte.
Plus de flexibilité 
Diane-Gabrielle Tremblay observe que les organisations offrent davantage de flexibilité à leurs cadres depuis le début de la pandémie. Pour la professeure, ce soutien social ou « organisationnel » répond à un besoin croissant. « Dans plusieurs organisations, tant les gestionnaires que les employés envoient des courriels en soirée. On devine qu’en journée, ils ont été pris avec les enfants et qu’ils se sont rattrapés ensuite », constate-t-elle.
En octobre dernier, les studios de jeux vidéo montréalais et sherbrookois d’Eidos ont annoncé leur transition vers la semaine de travail de quatre jours afin de « bâtir un milieu de travail sain, créatif et durable » pour les employés. « Beaucoup d’entreprises et d’associations d’employeurs craignent qu’une telle mesure réduise le temps de travail », observe Diane-Gabrielle Tremblay, qui estime au contraire que cette dernière peut augmenter la productivité. « Je crois qu’il est intéressant de donner cette flexibilité sur la semaine, sur l’année ou de tenir compte du parcours de vie en offrant plus de souplesse aux jeunes parents par exemple », préconise la professeure. Pour faciliter l’application de cette formule, elle recommande aux gestionnaires de favoriser les partages de dossiers.
La filière canadienne de la Financière Sun Life a pour sa part choisi de doubler le nombre annuel de « congés pour contraintes personnelles » depuis le début de la pandémie. « Ces journées peuvent être utilisées pour prendre soin d’un enfant ou d’un proche, ou toute autre responsabilité liée à la COVID-19 », indique la conseillère en relations publiques de l’entreprise, Mylène Bélanger.
Diane-Gabrielle Tremblay estime que c’est une bonne idée de ne pas lier ce congé à la notion de santé mentale, encore taboue. « Mais malgré le discours, beaucoup d’entreprises restent attentives aux nombres de jours d’absence au moment d’envisager une promotion ou de confier un client difficile », observe la professeure. Selon elle, les entreprises doivent absolument adapter leur culture pour éviter de stigmatiser certains employés.