Environ 80 % des PDG disent avoir ressenti de la solitude, du moins occasionnellement, selon une nouvelle étude du Pôle D HEC Montréal. (Photo: 123RF)
SANTÉ MENTALE. Contrairement au cliché de la tour d’ivoire, les dirigeants de grandes entreprises ne sont pas si seuls au sommet. Le danger de se sentir isolé reste toutefois bien réel.
Environ 80 % des PDG disent avoir ressenti de la solitude, du moins occasionnellement, selon une nouvelle étude du Pôle D HEC Montréal obtenue en exclusivité par Les Affaires, mais seulement 6 % la vivent fréquemment.
« Ce qu’on tire de nos travaux, c’est qu’il y a de la solitude, mais qu’elle est contextuelle, c’est-à-dire seulement dans certaines circonstances, explique en entrevue Alaric Bourgoin, professeur agrégé en management à HEC Montréal et codirecteur du Pôle D. Cela arrive en situation de vulnérabilité organisationnelle, comme lorsqu’il y a de fortes pertes d’argent, une crise de relation publique, des licenciements ou un changement de cap stratégique. »
Contrairement aux employés pour qui la solitude est liée au manque d’appartenance et de connexions avec les autres, les dirigeants la ressentent de manière différente.
« Pour eux, c’est lorsqu’ils sont incapables de compter ou de faire confiance à d’autres, affirme Sarah Wright, professeure de management à l’Université de Canterbury, en Nouvelle-Zélande, et grande spécialiste de ces questions. L’isolement se pointe lorsqu’ils ne peuvent pas partager leurs réflexions, donc ils sont pris dans leur propre tête. »
Pour l’ancien PDG de Ford Canada, Alain Batty, éviter cette terrible réalité est simple.
« Le succès reste le meilleur remède contre la solitude, mais pour y arriver, il faut avoir une équipe solide », résume-t-il.
Celui qui a aussi tenu les rênes du constructeur américain en Belgique, en Espagne, en Russie et en Asie rappelle que la personne à la tête d’une grande entreprise ne peut rien faire seul.
« Quand on est à la tête de Ford Canada avec 16 000 employés, trois usines et une dizaine de marques, il faut accepter qu’on soit incompétent, ajoute-t-il. On y est arrivé parce qu’on a une compétence, par exemple en marketing, en finance ou juridique, mais on ne connaît pas bien les autres domaines. Le patron doit ainsi avoir une propension à bien s’entourer. Les décisions qu’on prend seules sont rares. Si on n’a pas une bonne équipe autour de soi, on ne peut pas être un bon PDG. »
Vive l’expérience !
Selon l’étude du Pôle D HEC Montréal, les PDG plus jeunes ressentent davantage la solitude que les plus âgés.
« L’expérience nous apprend que seule, on ne fait pas grand-chose, explique Geneviève Fortier, cheffe de la direction de Promutuel Assurance qui a obtenu ce poste dans la cinquantaine. Quand on est plus jeune, on veut prouver qu’on peut faire le travail seule. Je pense que la sagesse et la maturité, qui viennent après avoir fait ses marques, permettent de traverser les conflits plus facilement. »
À la tête de l’assureur depuis cinq ans, elle valorise davantage la performance de l’entreprise que la performance individuelle. Geneviève Fortier cultive beaucoup la proximité avec son équipe de direction. La recherche du Pôle D révèle qu’il existe une corrélation entre un style de gestion plus autoritaire et la solitude.
« J’ai l’impression que j’ai toujours quelqu’un vers qui je peux me tourner, précise-t-elle. Dans la gestion du stress, cette proximité fait en sorte qu’on se sent moins isolée. C’est un levier. À l’inverse, il m’arrive même de chercher des moments de solitude pour avoir l’esprit plus clair. »
Toutefois, un capitaine est parfois aux prises avec un environnement hostile. C’est un peu ce qu’a dû vivre Luc Tremblay, qui a dirigé la Société de transport de Montréal (STM) durant huit ans. Le conseil d’administration de la STM est composé en majorité d’élus municipaux et son financement dépend en partie du gouvernement du Québec. Des bras de fer en coulisse intervenaient entre les deux partenaires majeurs que sont la Ville de Montréal et l’État québécois. Par conséquent, des considérations externes entravaient sa capacité de manœuvrer à sa guise et donc créaient un sentiment d’isolement.
« La gouvernance était inefficace, puisqu’il y avait beaucoup d’ingérence politique, mentionne-t-il. Comme dirigeant, c’est dur de suivre le plan stratégique et de livrer la marchandise. En fin de compte, tu es tout seul au sommet, car peu importe ce qui se passe, c’est toi qui es imputable, mais ce qui est triste, c’est que tu ne contrôles rien. »
Ses réunions hebdomadaires avec son équipe de direction étaient salutaires pour l’aider à garder le moral. « J’essayais de ne pas trop ventiler ma frustration dans l’équipe, confie-t-il. Je désirais aplanir leurs frustrations, car ils en avaient aussi. »
Un PDG se sent donc vulnérable lorsque son équipe ne peut pas vraiment l’aider. Selon Alaric Bourgoin, cela arrive lorsque :
- l’équipe n’a pas les compétences requises ;
- les actionnaires, les investisseurs ou d’autres joueurs majeurs ne sont pas alignés et sont en opposition ;
- un manque de temps empêche la mobilisation de l’équipe ;
- la mobilisation de l’équipe est impossible parce que des informations cruciales sont confidentielles ou ne sont pas partagées.
Afin de mieux gérer la pression, Luc Tremblay avait un mentor à l’extérieur de la STM qu’il rencontrait une fois par mois. « Cela m’a été d’un grand secours autant d’un point de vue stratégique que psychologique », avoue-t-il. Échanger avec des pairs est d’ailleurs répandu chez les PDG.
« Environ 41 % des PDG interrogés dans l’étude avaient recours à des groupes de pairs, déclare Alaric Bourgoin. C’est significatif. Ce sont des lieux où on va à la fois chercher un soutien émotionnel ainsi que de la rétroaction sur des problématiques d’affaires. Cela te permet de te rassurer sur certaines décisions à prendre. »
Vive l’exercice !
Faire du sport est cité par 71 % des PDG interrogés pour combattre la solitude.
« Le sport ou un autre loisir, comme l’art, est essentiel, croit Luc Tremblay. Faut trouver un équilibre professionnel-personnel. L’activité physique m’a été d’une énorme utilité. »
L’étude du Pôle D mentionne également qu’il existe une forte corrélation entre la solitude et le fait de suivre une thérapie. Plus une personne à la tête d’une grande organisation se sent isolée, plus elle est susceptible d’entamer une thérapie. Environ 14 % des PDG sondés disent en suivre une.
Afin de rester bien dans sa peau, Geneviève Fortier recommande aux dirigeants de prendre leurs vacances.
« Tu es un PDG 24 h sur 24, sept jours par semaine, donc c’est important de refaire son plein d’énergie, affirme-t-elle. Quand tu es fatiguée, tu te sens seule. Il faut prendre soin de soi, se ressourcer. Dans les périodes intenses, je vais marcher. »
Elle estime que relativiser la gravité des décisions aide à gérer le stress. « Peu importe le rôle qu’on occupe, on a rarement droit de vie ou de mort sur les gens, mentionne-t-elle. Si on se prend trop au sérieux, le stress occupe une trop grande place. »
Évidemment, avoir un entourage sain qui fournit un appui est crucial.
Les décisions difficiles
La solitude surgit souvent lorsque des décisions difficiles sont prises, comme des licenciements.
« La décision la plus difficile que j’ai prise, c’est de fermer une usine, se remémore Alain Batty. Ce n’est pas compliqué techniquement, mais plus dur moralement. Avec Ford, j’en ai fermé une en Ontario, une en Nouvelle-Zélande et une en Biélorussie. La solitude ne vient pas de la décision, mais de son impact. Quand vous allez chez le coiffeur ou chercher les enfants à l’école, on ne vous regarde plus jamais de la même façon. Les conséquences de ces décisions génèrent ce sentiment de grande solitude, car évidemment, personne ne veut y être associé. »
L’ancien PDG raconte même qu’il a dû faire face à des menaces de mort en Belgique après avoir annulé un contrat avec un distributeur qui se comportait mal.
L’isolement du PDG est également à son zénith s’il doit cacher des renseignements ou ne pas faire preuve de transparence pour des raisons de confidentialité ou de stratégie d’affaires. Le professeur Alaric Bourgoin note qu’une inadéquation entre ce qu’un PDG ressent à l’intérieur et l’image qu’il doit projeter, ou encore entre sa volonté et sa capacité d’action, crée un isolement. Alain Batty a dû vivre une telle crise de conscience dans les années 2000 lorsque Ford a fermé des installations aux États-Unis, ainsi qu’une à Oakville, en Ontario.
« L’usine ontarienne était super performante, rappelle-t-il, mais elle devait fermer pour apaiser les syndicats américains, qui devaient subir des coupes douloureuses. C’était impossible d’expliquer la vraie raison pour laquelle on devait condamner celle en Ontario. Les cas de conscience surviennent lorsque certaines décisions ne sont pas techniques. »
La solitude est aussi ressentie lorsque le PDG n’a pas toute l’information en main pour prendre la meilleure décision. La rétroaction devient difficile quand on est au sommet. « C’est une préoccupation importante pour les PDG, juge Alaric Bourgoin. Ils savent qu’ils ne sont pas là pour être aimés. Ils ont intégré le fait d’avoir une distance sociale et professionnelle, mais ils ont besoin des bonnes informations. »
Cultiver la proximité et la bienveillance est une approche choisie par Geneviève Fortier pour rester à l’affût. Alain Batty prône de chercher les réponses nécessaires à l’extérieur de l’organisation.
« Les clients, les fournisseurs, les médias, les banquiers et même le maire de votre ville savent beaucoup de choses, estime-t-il. La clé, c’est de se rapprocher d’eux. Si on s’enferme dans sa solitude, on ne trouvera jamais la solution, qui ne vient pas d’une intelligence supérieure, mais d’une compréhension de ce qui ne va pas. »
Généralement, les PDG sont nommés à la tête d’une entreprise, car ils ont des réseaux et ont développé des habiletés sociales. Le secret est donc de conserver ses liens et de miser sur la force de son équipe.
« La communication doit être un plaisir plutôt qu’un fardeau, affirme Alain Batty. Il faut être un animal social. On n’est jamais vraiment seul si on parle aux gens, surtout dans une grande entreprise. »