Le Canada et l’intelligence économique: une analyse de l’absence
Le courrier des lecteurs|Mis à jour le 07 août 2024(Photo: 123RF)
Un texte de Younès Dadoun, diplômé de la maîtrise en études politiques appliquées de l’Université de Sherbrooke, spécialisé dans le domaine de l’intelligence économique
COURRIER DES LECTEURS. Dans le contexte économique actuel marqué par l’ingérence étrangère et l’espionnage industriel — dont le Canada n’est pas à l’abri — il est crucial que le concept de l’intelligence économique (IE) devienne une pratique avérée pour les décideurs, gestionnaires et politiciens.
Dans notre dernier article, nous avons soulevé plusieurs questions essentielles: le Canada adopte-t-il le concept de l’intelligence économique? Dispose-t-il de politiques publiques en la matière? Et quelle est sa place sur l’échiquier mondial?
Pour répondre à ces interrogations, nous avons d’abord recensé les ouvrages, articles scientifiques et recherches abordant le sujet de l’IE au Canada, et cela, dans les bases de données universitaires. Constatant l’absence de résultats spécifiques, nous ne pouvions pas rester les bras croisés.
Résolus à élargir notre investigation, nous avons entrepris une recherche approfondie en soumettant des demandes d’accès à l’information à 17 agences et organisations fédérales afin de mieux comprendre l’état actuel de l’IE au Canada. Parmi les 17 demandes d’accès à l’information, trois se sont avérées pertinentes pour notre sujet.
La première, émanant de la Défense nationale, comprenait des documents qui traitent du contrôle des exportations de technologies sensibles, des intérêts étrangers dans les technologies canadiennes et les menaces que posent les investissements étrangers directs sur la sécurité économique. Le document mentionne également la législation canadienne en place pour contrer ces menaces, notamment la Loi sur Investissement Canada et la Loi sur les licences d’exportation et d’importation. Cette information fournie par la Défense nationale met en évidence l’importance de la sécurité économique, deuxième pilier de l’intelligence économique.
Quant à la deuxième documentation pertinente, celle-ci provenait de Développement économique Canada pour les régions du Québec et comptait plus de 400 pages. Elle comprenait 18 bulletins, un rapport sur les 15 secteurs d’ancrage régional, et 45 notes économiques détaillant des enjeux économiques actuels et émergents au Québec. Bien que le terme «intelligence économique» apparaissait fréquemment, le contenu se concentrait principalement sur la veille stratégique, soit le premier pilier du concept de l’IE.
La troisième organisation à nous avoir transmis de la documentation pertinente est le Service canadien de renseignement de sécurité (SCRS). Le document consistait en un courriel avec une pièce jointe, soit le rapport annuel sur les activités opérationnelles soumis au ministre de la Sécurité publique du Canada. Bien que plus de la moitié du rapport soit caviardée, il abordait des sujets tels que l’ingérence des pays étrangers et les mesures de réduction des menaces alignées avec le pilier de la sécurité économique du concept de l’IE.
En analysant ces trois documentations, nous pouvons dire qu’il n’y a pas d’utilisation formelle en globalité du concept de l’IE. Toutefois, deux des trois piliers de ce concept (veille stratégique et sécurité économique) sont pratiqués par ces organisations fédérales.
Ne voulant pas tirer de conclusions hâtives sur l’absence du concept de l’IE au Canada, nous avons décidé d’élargir notre enquête aux milieux universitaires, afin de déterminer si ce concept y est intégré. Nous tenons à rappeler que l’enseignement supérieur est considéré comme le promoteur et l’élément clef du concept de l’IE. Pourquoi est-il vu ainsi ? La réponse est simple, car l’intégration des formations du concept de l’IE dans les universités canadiennes aidera à préparer de futurs leaders qui vont anticiper les tendances du marché et prendront des décisions stratégiques éclairées.
D’ailleurs, ces formations vont renforcer la compétitivité des entreprises et contribueront à la sécurité nationale et à l’établissement d’une culture d’IE qui sera essentielle pour que les organisations puissent réagir rapidement aux changements et aux menaces potentielles.
À la suite de notre analyse des résultats concernant la présence de formations en lien avec le concept de l’IE dans les universités canadiennes, il apparaît que ce domaine est largement absent du milieu universitaire. Cependant, nous avons identifié un nombre négligeable de 10 cours en lien avec un seul pilier du concept de l’IE, soit la veille stratégique, et cela, parmi les 97 universités canadiennes étudiées. Ces cours sont enseignés dans des programmes de gestion de premier ou deuxième cycle avec peu d’unités de crédits. Ils sont principalement enseignés au Québec et en Ontario, ce qui démontre que le milieu universitaire est peu impliqué à effectuer ou à diffuser des recherches sur le concept de l’IE, et ce, à travers le Canada.
Avec l’ensemble des résultats cumulés à travers notre recherche, nous pouvons répondre aux deux premières questions énoncées au début de notre article. Ainsi, on ne peut pas affirmer que le concept de l’IE s’opérationnalise au Canada, puisqu’il faudrait que le Canada ait implanté ou mis en œuvre une politique publique d’IE avec ses trois piliers et s’assure de la diffuser dans toutes les entités fédérales, ce qui n’est pas le cas suite à l’analyse de nos résultats.
Pour terminer, il est évident que le concept de l’IE est peu connu des agences et organismes fédéraux. Cependant, l’aspect formel de la veille stratégique est développé et présent dans plusieurs entités gouvernementales, illustrant la présence de ce pilier, bien que le concept global de l’IE soit absent. De plus, dans les entités fédérales responsables de la sécurité nationale, c’est le pilier de la sécurité économique qui prédomine, comme le montrent les rapports du SCRS et de la Défense nationale. Ainsi, nous observons que l’exercice du concept de l’IE se pratique par pilier, que ce soit la veille stratégique ou la sécurité économique et surtout en forme de silos.
Dans notre prochain texte, nous explorerons la position du Canada sur l’échiquier mondial en tenant compte des défis actuels, tels que l’ingérence étrangère, l’espionnage industriel et une guerre économique féroce. Ces enjeux mettent en lumière l’urgence pour le Canada de renforcer ses stratégies en intelligence économique afin de protéger ses intérêts nationaux et maintenir sa compétitivité internationale. Restez à l’affut!