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Géraldine Martin

Terre à terre

Géraldine Martin

Expert(e) invité(e)

Entrepreneuriat: entre cauchemars et passions

Géraldine Martin|Publié à 14h00 | Mis à jour à 14h11

Entrepreneuriat: entre cauchemars et passions

Au lancement de la programmation Natyf TV 2024-2025 (Photo: Facebook / Natyf)

EXPERTE INVITÉE. L’histoire que je vais vous raconter n’est pas celle de plusieurs entrepreneurs, mais bien celle d’une seule et unique personne, Jean-Yves Roux, président et fondateur de Natyf TV. Son parcours illustre de manière frappante les nombreux défis que doivent surmonter les entrepreneurs.

D’origine haïtienne, Jean-Yves a grandi dans le quartier Saint-Michel, à Montréal. Sa famille le voyait ingénieur, avocat ou encore médecin. Sauf que sa passion était plutôt du côté des arts, notamment la musique hip-hop. Ainsi, il s’est impliqué dans toutes sortes de projets artistiques parascolaires, soucieux également des défis de son quartier. «J’essayais vraiment d’encourager les jeunes à faire autre chose que rentrer dans les gangs qui devenaient de plus en plus populaires à l’époque dans le quartier», m’a-t-il confié.

Alors qu’il étudiait en sciences pures, il s’est finalement tourné vers des études en cinéma et télévision. C’est en réalisant des stages dans des boîtes de production qu’une réalité l’a durement frappée: «Je me suis vite rendu compte que j’entrais dans une industrie très blanche», raconte-t-il.

Jean-Yves est convaincu. Pour changer les choses, il doit lancer sa propre entreprise de production. Ce qu’il fait en 2001. Grâce à son réseau dans le milieu de la musique, il décide de produire des vidéoclips et des spectacles. En même temps, il lance sa première émission musicale et cofonde un magazine. Sauf que c’était trop, explique-t-il: «J’étais impliqué dans une multitude de projets en même temps. À un moment donné, j’ai souffert de surmenage.»

Jean-Yves a pris une pause… à Brooklyn, dans la région de New York, là où une grande partie de sa famille est établie, là où il passait tous ses étés, là où est née sa passion pour la musique et la culture hip-hop. «J’ai commencé à prendre un certain recul et à me poser des questions: est-ce que je suis heureux? Pourquoi je fais tout ce que je fais?». Il est ressorti de cette retraite avec une très forte conviction: sa passion est la production audiovisuelle et son rêve est de créer une chaîne de télévision. «Ce rêve est né de la misère des artistes autour de moi qui n’arrivaient pas à se faire accepter dans l’industrie, à avoir la visibilité qu’ils méritaient d’avoir», mentionne-t-il.

De retour à Montréal, Jean-Yves annonce à son entourage qu’il va déposer une licence au Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC). Il se fait répondre: «T’es fou!», mais cela ne le freine pas. En 2008, il dépose sa première demande de licence au CRTC pour lancer une chaîne musicale multiculturelle francophone.

Les Goliath de l’industrie ont commencé à s’agiter en arguant au CRTC que ce genre de licence ne pouvait pas être accordée. En décembre 2008, le CRTC donne toutefois raison à la démarche de Jean-Yves. Quelques jours plus tard, coup de massue. Aucun distributeur ne veut de sa chaîne de télévision. Le coup est fatal, m’explique-t-il: «Les espoirs de toute une génération, de toute une culture, le rêve d’une communauté s’est écroulé et je sentais le poids sur moi.» Il s’est battu pendant deux ans, a perdu tous ses investisseurs… et est tombé en dépression.

Jean-Yves Roux (Photo: courtoisie)

Une nouvelle demande

Jean-Yves a décidé de prendre une nouvelle pause… à Brooklyn, avec une série de questions et remises en question: est-ce que tout ce que j’ai fait c’est en vain? Est-ce que finalement j’aurais dû devenir ingénieur? Est-ce que j’ai raté complètement le train? À ce moment, il se tourne vers la spiritualité qui lui apporte beaucoup de clarté et lui rappelle qu’il y a une vie en dehors de l’entrepreneuriat.

De retour à Montréal, il fonde une famille, travaille comme consultant… jusqu’à ce qu’un ami lui reparle de chaîne de télévision et de contacts qui pourraient l’aider à accomplir son rêve. Je vous épargne quelques détails, mais croyez-le ou non, Jean-Yves dépose une nouvelle demande au CRTC pour un projet revampé (une chaîne multiculturelle avec musique, talk-shows, films…), projet accepté en 2014. Pendant deux ans, il se heurte toutefois aux mêmes portes closes que la première fois: aucun câblodistributeur ne veut diffuser sa chaîne. Ce n’est qu’en 2017 qu’un câblodistributeur accepte finalement de diffuser la chaîne qui est lancée en 2018.

Ce n’est toutefois pas assez pour que le modèle fonctionne. Jean-Yves a alors l’idée de demander un autre type de licence au CRTC: une licence de distribution obligatoire qui fait en sorte que les câblodistributeurs doivent obligatoirement rendre la chaîne accessible à tous leurs abonnés. L’obtention de ce type de licence est très rare. Qu’à cela ne tienne, en 2020, Jean-Yves dépose une troisième demande de licence au CRTC. «Je me suis lancée dans l’univers», dit-il avec le sourire. En 2022, oui deux ans plus tard, il n’a pas de «Go», mais pas de refus non plus. Là, il décide de jouer le tout pour le tout. Il se rend à Banff, en Alberta, dans le cadre d’une grande conférence de l’industrie avec un seul objectif: rencontrer Ian Scott, président et premier dirigeant du CRTC à l’époque. Il réussit à l’attraper, se présente et lui dit: «Je suis un entrepreneur indépendant, j’habite Saint-Michel, je ne viens pas d’une famille riche, j’ai déposé un dossier en bonne et due forme, est-ce que le fait que je ne fasse pas partie d’un conglomérat, que je n’ai pas d’avocats pour faire du lobbying… fait en sorte que mon dossier n’est pas considéré?»

Jean-Yves a sûrement été convaincant. Le dossier est débloqué et comme la procédure l’exige, le projet est rendu public quelques mois plus tard pour permettre à l’industrie d’émettre ses commentaires. Une douzaine de documents sont déposés… contre le projet. Jean-Yves avait toutefois gardé une dernière carte dans sa manche: il a lancé une pétition et sa cause est devenue virale.

Finalement, le 31 août 2023, le projet de chaîne de télévision de Jean-Yves est approuvé par le CRTC. La licence obligatoire est octroyée. Celle-ci lui a permis de faire passer le nombre de ses abonnés de 100 000 à 2,3 millions.

Je dois toutefois ajouter une parenthèse importante à cette saga. En 2011, Jean-Yves a eu une révélation en écoutant une conférence de Kevin Spacey à C2 Montréal. L’acteur et producteur américain présentait le modèle d’affaires de la célèbre série House of Cards, qui était diffusée sur Netflix.

À ce moment-là, Jean-Yves avait compris que l’avenir de la diffusion de contenu passerait par l’internet et non plus par la câblodistribution. À partir de 2014, il a donc tenté de lancer à très petite échelle une plateforme de streaming, mais le marché n’était pas prêt. Netflix devait paver la voie. Le projet est relancé depuis quelques mois.

Conclusion: quinze ans. Cela aura pris 15 années de batailles à Jean-Yves pour réaliser son rêve. Au royaume de la persévérance, Jean-Yves est assurément roi. Cette histoire nous rappelle aussi que l’échec n’est pas une fin en soi, c’est un apprentissage.


Voici la question du mois:

L’équité, la diversité et l’inclusion des personnes des groupes sous-représentés sont des facteurs clés de l’innovation des entreprises. Quelle est la probabilité que les entreprises diversifiées percent de nouveaux marchés?

A: 40%

B: 70%

C: 85%


Dans mon dernier billet, je vous demandais quelle est la proportion d’entrepreneurs qui connaissent les objectifs de développement durable de l’ONU, communément connus par l’acronyme ODD. La réponse était 43%.

Source: «Regard sur l’intégration du développement durable en entreprise», Réseau Mentorat, Evol