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Kevyn Gagné

Parlons franchement

Kevyn Gagné

Expert(e) invité(e)

Le bourreau et les sacrifiés

Kevyn Gagné|Publié à 10h00 | Mis à jour à 12h32

Le bourreau et les sacrifiés

«Ayant vécu de l’intérieur ce qui s’est passé chez Téo Taxi, ce matin, j’ai une pensée pour ces 400 employés licenciés chez Lion Électrique.» (Photo: courtoisie)

EXPERT INVITÉ. La survie du capitalisme passerait-elle par la suppression et le sacrifice du capital humain?

Voici, pour vous, une chronique d’une mort annoncée suivant une longue agonie.

Lion Électrique est sur le respirateur artificiel. Ce cas me fait penser à celui de Téo Taxi survenu il y a quelques années déjà. Ces deux dossiers sont à la fois marqués par une succession d’investissements majeurs incapables de générer les dividendes espérés et par un acharnement démesuré afin de faire réussir une entreprise qui peine à garder la tête hors de l’eau.

Alors que depuis des semaines, Lion Électrique tente de conclure de nouvelles ententes de financement pour éviter l’insolvabilité, ce sont plus de 400 employés qui se sont vu refuser l’accès à leur lieu de travail ce lundi matin. Ces jours-ci, on apprenait que Lion Électrique avait jusqu’au 16 décembre pour boucler une transaction avec un groupe d’investisseurs pour sauver sa peau. D’ici là, l’entreprise doit mettre à pied plus de 400 travailleurs pour éviter de vider davantage ses coffres. L’entreprise avait jusqu’à samedi passé pour rembourser un prêt de 22 millions de dollars américains consentis par la Caisse de dépôt et placement du Québec et Finalta Capital. Le 30 novembre coïncidait aussi avec la fin d’une période de grâce lui permettant d’avoir droit à des assouplissements sur ses conditions en lien avec un prêt de 117 millions contracté auprès d’un syndicat bancaire. La restructuration et le plan de relance actuelle permettraient à Lion Électrique de passer dans le giron d’un groupe d’investisseurs avec qui elle négocie. Ce dénouement espéré lui permettrait d’assurer sa survie, mais il ne laisserait que des miettes pour les actionnaires de longue date de Lion, parmi lesquels on retrouve entre autres Investissement Québec.

À quelques semaines du temps des Fêtes, l’entreprise procède à une quatrième vague de compressions depuis un an. En effet, avant toutes ces mises à pied, Lion Électrique comptait 1350 travailleurs. On en dénombre désormais 300.

Avec ces liquidités supplémentaires, Lion Électrique espère avoir plus de temps pour continuer à évaluer des solutions de rechange éventuelles liées à la restructuration de ses obligations, la vente de l’entreprise ou toute autre solution de rechange.

L’Association internationale des machinistes et des travailleurs de l’aérospatiale, en train de négocier la première convention collective des employés, tente de sauver les meubles pour les 300 employés survivants afin de leur garantir un avenir.

L’histoire se répète

En octobre 2023, je recevais une demande d’accréditation de la part d’un agent d’accréditation et du syndicat des Teamsters afin que tous mes chauffeurs de taxi soient syndiqués. Fort d’une majorité indiscutable, le syndicat faisait son entrée chez Téo Taxi et je devais entreprendre les négociations pour une première convention collective.

Quelques semaines plus tard, soit à la fin du mois de janvier 2019, le glas sonnait pour Téo Taxi.

Ainsi, le 29 janvier 2019, en direct sur QUB radio, Alexandre Taillefer disait au micro de Dutrizac qu’il tenait «à s’excuser auprès des chauffeurs licenciés pour la perte de leurs emplois».

Deux jours plus tôt, soit le 27 janvier en après-midi, dans les bureaux de Taxelco situés au 2901 rue Rachel Est, mon VP RH venait dans mon bureau et son regard m’indiquait que quelque chose n’allait pas. Les paroles qu’il prononça venaient me confirmer ce que j’avais lu sur son visage. C’est demain que le couperet tomberait. La nuit du 27 au 28 janvier fut probablement l’une des pires de ma vie. Je me souviendrai toujours de ce 28 janvier 2019. Il était 4h30 du matin, et même si je n’avais pas été en mesure de fermer l’œil de la nuit, ça me prenait mon café. Un espresso double allongé très corsé.

Alors que ma machine terminait de percoler mon café, ma maison retrouvait son habituelle quiétude. Le calme et le silence régnaient chez moi, mais j’étais loin d’être paisible et heureux. Installé sur mon divan, face à mon écran d’ordinateur, j’hésitais à appuyer sur «envoyer». Je lisais et relisais mon courriel. Je me sentais cheap. Je me sentais sale. Je me trouvais affreux d’être le messager.

Tout avait été calculé, et je ne faisais qu’exécuter la stratégie décidée par la haute direction. Ainsi, à 5h00 pile, je faisais parvenir un courriel à 503 chauffeurs de taxi pour leur annoncer qu’ils venaient de perdre leur emploi. C’est moi, le bourreau qui a licencié tous ces chauffeurs. Une touche mortelle sur un clavier d’ordinateur. Sans scrupule, mais avec beaucoup de remords, j’exhortais tous mes chauffeurs de ne pas se présenter au garage pour récupérer leur véhicule et je demandais à mes chauffeurs sur la route de rentrer au garage pour y laisser leur véhicule électrique.

Alors que tous mes collègues dormaient encore paisiblement ou bien réalisaient progressivement ce qui se passait en écoutant la radio, c’est à reculons que je rentrais au bureau quelques heures plus tard. Sans savoir ce qui se tramait parallèlement à la préparation de cette mutinerie et sans me douter qu’une seconde équipe préparait la suite du scénario en catimini dans la salle à côté de mon bureau, mon VP RH est venu me voir à 10h00 pour me remercier d’avoir licencié 503 chauffeurs et pour me remercier tout court de mes services. Ainsi, à 10h05, c’est moi qui perdais mon emploi. On m’avait utilisé pour faire la sale job, puis on m’avait jeté comme un vulgaire mouchoir.

Le merveilleux monde du travail peut parfois être cruel!   

Il faut dire que dès le départ de l’aventure Téo passait par des investissements majeurs du gouvernement du Québec et sa survie dépendait de la vitalité du projet pilote. Tous les acteurs impliqués savaient que ce projet allait coûter cher et allait prendre du temps. À l’époque, le gouvernement de Philippe Couillard avait donné son appui au projet en toute connaissance de cause. De grandes institutions financières avaient injecté des sommes importantes dans l’aventure: près de 10M$ en subventions du gouvernement du Québec en plus d’un prêt de 5M$.

Les partenaires qu’étaient la Caisse de dépôt, le Fonds FTQ, Fondaction CSN, la Banque Nationale, et Claridge avaient aussi investi au fil des années environ 50 millions de dollars. XPND Capital, le fonds de financement de différents projets menés par Alexandre Taillefer, avait aussi reçu du financement de ces institutions pour développer la mobilité électrique, soit les activités de Téo Taxi et aussi celles de Lion Électrique. À l’époque, Investissement Québec avait notamment injecté 15M$ dans XPND.

Ayant vécu de l’intérieur ce qui s’est passé chez Téo Taxi, ce matin, j’ai une pensée pour ces 400 employés licenciés chez Lion Électrique et j’ai surtout une pensée pour ce professionnel RH qui a dû faire ce que j’ai fait il y a bientôt 6 ans. En souhait qu’il n’ait pas subi le même sort que moi à la suite de cette annonce fatidique. 

Une pensée particulière aussi pour les 300 employés toujours à l’emploi qui espèrent que le couperet ne tombera pas sur eux, mais qui sont quand même assez lucides pour voir et comprendre ce qui s’en vient. On se bouche le nez pour le pas prendre un bouillon, mais nous savons bien que c’est la noyade qui s’en vient. Lutter contre l’inévitable fatigue, décourage, laisse des traces, et ne fait que repousser à plus tard une fin douloureuse.

Jusqu’à quel point l’État québécois doit-il maintenir en vie une entreprise qui est en mode survie depuis belle lurette déjà?