PDG, voici comment retourner le sablier pour rester pertinent
Catherine Charron|Édition de la mi‑octobre 2024(Photo: 123RF)
SPÉCIAL 300 PME. Lorsqu’on lui demande ce que ça prend pour demeurer la bonne personne à la tête de son entreprise pendant plus de 35 ans, Daniel Laprise, PDG de la PME spécialisée dans les maisons usinées Maisons Laprise, hésite : « C’est difficile de répondre à ça, mais je me suis assuré de me fier à des critères mesurables. On ne peut s’améliorer autrement. […] Et les gens continuent à me suivre. »
Les ingrédients de l’élixir de la longévité au sommet sont en apparence plutôt simples. D’après les experts consultés, la personne sert de gardienne de la vision et de la mission de l’organisation. Elle doit donc demeurer à l’affût des perturbations, cultiver sa capacité à s’adapter et sa curiosité.
Surtout, elle doit s’assurer de s’entourer de personnes sur qui elle peut faire reposer une partie de la responsabilité de diriger une entreprise. « Ces garde-fous » sauront à la fois l’énergiser, mais aussi la challenger afin que les meilleures décisions pour le bien de l’entreprise soient prises, mentionne Marie-Lou Guévin, directrice de l’offre et du développement du membership au regroupement EntreChefs PME.
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Ça, ce n’est pas de la tarte, surtout dans une conjoncture où le temps de repos entre les mises en échec se raccourcit. « Au cours des 28 dernières années, j’ai eu à faire cinq transformations majeures de l’entreprise : deux au cours des 15 premières années, et trois au cours des dix dernières. Tout va tellement vite », rapporte Steve Bissonnette, président de Diacarb, un atelier d’usinage d’une trentaine d’employés.
Le contexte est tel qu’entre 2013 et 2022, le mandat médian des PDG d’entreprises américaines faisant partie du S&P 500 s’est replié de 20 %, passant de 6 ans à 4,8 ans, d’après la société spécialiste des données Equilar.
Tandis qu’un petit groupe de PDG se distinguent par la durée de leur règne, la majorité demeure de moins en moins longtemps à la tête de leur entreprise, remerciée par leur conseil d’administration, rapporte Alaric Bourgoin, codirecteur du Pôle D de HEC Montréal.
Impatients, les actionnaires et le CA ont laissé peu de chance aux dirigeants déséquilibrés par la conjoncture perturbée par la crise sanitaire, la pénurie de main-d’œuvre, l’inflation et les problèmes d’approvisionnement.
Paradoxalement, c’est après avoir passé de 10 à 15 ans à la tête de l’entreprise que les PDG offrent à leurs actionnaires un meilleur rendement que le marché, laissent croire de nombreuses études qu’Alaric Bourgoin, aussi professeur associé en management à HEC Montréal, a consultées. « On coupe les PDG avant de leur donner l’occasion d’être performants pour des raisons contextuelles et une logique à court terme », observe-t-il.
La menace de la complaisance
Difficile de faire un parallèle direct entre ce phénomène observé au sein des grandes sociétés américaines et des PME québécoises, soulignent les experts interrogés par Les Affaires. Les PDG de ces dernières en détiennent tout le capital, et ne sont pour la plupart pas à la merci d’un CA qui pourrait leur montrer la porte si leur performance ne génère pas suffisamment de valeur aux actionnaires.
Ce faisant, ils sont donc plus susceptibles de tomber dans le piège de la complaisance, prévient Alaric Bourgoin.
Il guette tous les dirigeants qui ont su relever des défis, préviennent Carolyn Dewar, Scott Keller, Vikram Malhotra et Kurt Strovink, associés principaux de McKinsey Quarterly, dans le rapport « Staying ahead : How the best CEOs continually improve performance », paru en 2023.
Après s’être dévoués pendant les premières années de leur mandat, ces dirigeants voient leur flamme sournoisement s’estomper. « Vous êtes désormais l’auteur du statu quo de l’organisation. C’est votre plan. Il vous est donc beaucoup plus difficile de juger l’entreprise de manière impartiale et d’interrompre ce qui fonctionne », écrivent les analystes.
Plus de 55 % des PME n’avaient en 2020 ni conseil consultatif ni CA, d’après une étude diffusée par le Centre universitaire d’expertise en gouvernance de sociétés de l’Université Laval.
Ainsi, s’ils ne se font pas violence, leurs PDG peuvent rater des occasions d’affaires.
« Quand vous ou votre famille contrôlez le capital, c’est difficile de vous mettre dehors, dit Alaric Bourgoin. Tant qu’il y a une forme de performance économique, que l’entreprise ne fait pas faillite, il n’y a pas de raison fondamentale pour que le dirigeant s’en aille. »
Daniel Laprise, PDG chez Maisons Laprise
Nombre d’employés: 220
Longévité du dirigeant: 35 ans
Position au classement: 85e
Les ingrédients de la longévité
Deux grands facteurs semblent permettre aux PDG de longue date d’éviter de tomber dans le piège de la complaisance : ils ont une vision à long terme pour l’organisation, et ils sont bien entourés.
Ils sont aussi soucieux de la continuité de l’organisation. Ça passe notamment par des valeurs fondamentales qui ne changent pas, même lorsque la PME et le dirigeant doivent se réinventer.
« Ça fait plus de 20 ans qu’on a écrit les nôtres. On les révise annuellement, et on n’a toujours pas été capables de les changer », soutient Daniel Laprise, qui note aussi l’importance de s’adapter et d’innover.
Des propos qui font écho aux résultats d’un sondage que la Banque de développement du Canada (BDC) a mené auprès d’entrepreneurs en 2023 sur les qualités qui leur permettent de durer en affaires. « Ils sont tenaces. Ils ont une capacité surhumaine de résoudre des problèmes et de faire face à des revers », rapporte Véronique Dorval, vice-présidente exécutive et cheffe de l’exploitation de la BDC.
Ceux qui demeurent le plus longtemps à la tête des PME sont surtout des passionnés qui ont soif de nouvelles connaissances, observe Aziz Guellouz, directeur général adjoint de PME MTL Grand Sud-Ouest. « Ils vont vous parler d’intelligence artificielle, de choses qu’ils ne connaissaient pas lorsqu’ils ont commencé à diriger l’entreprise il y a 30 ou 40 ans », rapporte-t-il.
Ils doivent aussi faire preuve d’humilité et oser se remettre en question. En ayant une vision à long terme pour la PME, les PDG pourraient donc être amenés à réfléchir au genre de dirigeant dont l’organisation aura besoin pour y parvenir, et à se demander s’ils sont toujours le bon candidat pour mener à bien la mission.
Aujourd’hui, Daniel Laprise est d’avis que son rôle est de garder la vision à long terme de l’entreprise, et de recentrer les efforts autour.
« Plus jeunes, on ne gardait pas le focus. On a eu beaucoup d’occasions favorables. Notre créativité était stimulée, il y avait plein de choses nouvelles. Maintenant, avec la sagesse, on a appris à écouter les propositions, mais à se demander si ça va dans la même direction que celle où on souhaite aller. »
« C’est possible d’amener une personne qui gérait une entreprise dont le chiffre d’affaires est de 2 millions de dollars (M $) à en mener une de 20 M $, voire 200 M $, si elle est prête à évoluer », observe Guillaume Mercier, premier vice-président aux services-conseils et à la stratégie d’affaires de la BDC.
Raviver la flamme
S’entourer autant de partenaires au sein de l’entreprise qu’en externe afin d’échanger est un autre bon moyen d’éviter de tomber dans une phase de complaisance.
« Le rôle d’un leader, c’est de monter une équipe forte, et ce, même s’il compte rester à la tête de l’organisation encore longtemps », dit Mathieu Guilbert, consultant principal en stratégie et en transformation organisationnelle pour la firme de consultants Humance.
Après quelques années, si le PDG a bien fait ses devoirs, ces personnes auront un lien de confiance suffisamment fort pour partager leurs inquiétudes, remettre en question ses décisions et ainsi éviter que le dirigeant ne s’enlise.
Depuis cinq ans, Daniel Laprise demande à chaque rencontre annuelle avec les membres de son comité de direction ce qu’il peut lui-même bonifier. « Au début, ça les déstabilisait, mais maintenant, ils le savent, raconte-t-il, sourire aux lèvres. J’essaye toujours de m’améliorer. »
Seul actionnaire de Maisons Laprise, le dirigeant a envisagé à quelques reprises d’implanter un CA, admet-il. Il préfère toutefois miser sur un comité consultatif interne.
Il fait aussi partie de différents groupes de gens d’affaires avec qui il brasse des idées mensuellement. « C’est vers eux que je me tourne, dit-il. Ils rencontrent des défis différents. Ça nous permet d’avoir une vision plus grande. J’ai un cercle qui me nourrit beaucoup, avec qui on se dit les vraies affaires. »
Steve Bissonnette, qui préside le CA d’EntreChefs PME, croit que l’intelligence artificielle pourra aussi aider les dirigeants à se réinventer. « De plus en plus de facteurs influencent ton modèle d’affaires. Et l’information entre de façon massive. La technologie devrait les aider à analyser tout ça afin d’en bâtir de nouveaux. »
Loin d’être idéal, sombrer dans la complaisance n’est pas non plus une fatalité, surtout si on a su s’entourer.
« Être en période de complaisance, c’est un peu comme quand la flamme d’un couple s’estompe. Le feu est là, mais il est plus petit. Or, lorsqu’on se met à triper sur un projet, là, le brasier repart », illustre Marie-Lou Guévin.
Au cours des 11 dernières années passées à côtoyer des dirigeants de PME, la directrice a constaté que c’est en sortant de leur zone de confort qu’ils parvenaient à s’en sortir. « J’ai déjà accompagné une personne pendant un an où tout allait rondement. Puis, une nouvelle rencontre l’a amenée à s’impliquer dans un projet d’économie circulaire, ce qui l’a inspirée à améliorer la structure de sa propre entreprise », rapporte-t-elle.