Ne vous laissez pas ensorceler par la rhétorique de l’innovation!
Mahdi Khelfaoui et Yves Gingras|Édition de la mi‑Décembre 2021Les dirigeants de PME devraient plutôt se concentrer sur la qualité de leurs produits, la bonne connaissance de leurs marchés actuels et potentiels, ainsi que leurs ressources humaines, selon Mahdi Khelfaoui et Yves Gingras. (Photo: 123RF)
SPÉCIAL INNOVATION. L’opinion de chercheurs en sciences et technologies.
Ces dernières années, les programmes gouvernementaux visant à stimuler l’« innovation » dans les PME se sont multipliés. L’innovation est désormais vue comme le levier magique qui va « propulser la compétitivité des entreprises québécoises » et leur permettre de combler leur déficit de productivité face à leurs voisines de l’Ontario.
Au-delà de la rhétorique, cependant, que signifie exactement innover, en particulier pour des entreprises aux moyens matériels et humains limités ? Dans sa définition la plus simple, l’innovation consiste à mettre en marché un produit nouveau ou amélioré, ou à développer une nouvelle méthode de production ou de commercialisation d’un bien ou d’un service. Pour innover, il faut généralement réaliser en amont des activités de recherche et de développement (R-D) technologique. Or, la R-D est un processus incertain qui demande du temps, de l’argent et du personnel hautement qualifié, autant d’ingrédients difficiles à réunir pour les PME québécoises. On sait par ailleurs que la très grande majorité du personnel de R-D employé par les PME ne détient qu’un baccalauréat et s’affaire essentiellement à des tâches de développement plutôt qu’à de la recherche proprement dite, ce qui n’est en soi nullement négatif, mais a simplement une finalité différente.
Les travaux en économie de l’innovation montrent que ce sont les innovations dites « incrémentales », c’est-à-dire somme toute mineures, qui génèrent l’essentiel de la croissance économique et non pas celles dites « radicales » ou « de rupture », qui sont rares, imprévisibles et dont le rôle dans la croissance économique a largement été exagéré par les gourous de l’innovation tous azimuts. Il ne faut pas non plus oublier qu’une innovation n’entraîne pas nécessairement une augmentation de la productivité. Plutôt que de rêver au prochain virage « intelligent » et « disruptif » et aux marchés imaginaires de l’« industrie 4.0 » qui fera de son entreprise une « licorne », un patron de PME sera donc plus avisé de focaliser son attention sur les meilleures manières d’adapter ses infrastructures ou ses procédés, afin de réaliser des gains de productivité à la marge, d’améliorer la qualité de ses produits ou de les transformer pour mieux exploiter les besoins des marchés existants.
Certaines technologies dites « de pointe », telles que la soi-disant « intelligence artificielle » qui génère beaucoup plus de « buzz » médiatique que de revenus à l’exportation, ont créé l’illusion que l’innovation passait nécessairement par la maîtrise des dernières technologies mises en avant par des promoteurs intéressés. C’est oublier que le « low tech » peut aussi être performant et que l’innovation se révèle surtout fructueuse lorsqu’elle consiste à recombiner, ou associer de manière différente, des technologies déjà existantes et maîtrisées, pour donner lieu à un procédé ou à un produit adapté à une demande particulière ou qui crée une offre nouvelle. Il est donc absurde de prétendre que « les technologies se développent à un rythme fou » et que les clients potentiels « cherchent sans cesse la nouveauté et le dernier cri ». Cela revient en effet à pousser les entreprises à prendre des risques inconsidérés pour des résultats plus qu’incertains.
En somme, avant de se lancer tête baissée dans un projet d’innovation, une PME devrait surtout se demander si un tel investissement répond réellement à ses besoins. En effet, chercher à atteindre un nouveau marché avec des produits de qualité existants peut être beaucoup plus profitable et moins risqué que la fuite en avant consistant à commercialiser sans cesse et à gros prix des produits nouveaux sans marchés identifiés. On peut rêver, à l’instar du gouvernement actuel, que l’innovation soit le sésame qui ouvrira tous les marchés d’exportation aux PME, mais il n’en demeure pas moins que les deux tiers des PME de 25 à 100 employés réalisent l’intégralité de leur chiffre d’affaires au Québec. Par conséquent, une politique économique centrée sur les PME devrait d’abord les aider à demeurer concurrentielles sur leur propre territoire, tout en déterminant des stratégies d’extension réalistes de leurs marchés.
Les dirigeants des PME québécoises ne devraient donc pas se laisser ensorceler par la rhétorique de l’innovation et devraient plutôt se concentrer — comme ils le font le plus souvent — sur la qualité de leurs produits, la bonne connaissance de leurs marchés actuels et potentiels tout en visant à se doter, quand ce n’est pas encore le cas, des ressources humaines nécessaires au développement de leur entreprise. Cela est bien sûr moins clinquant que les discours prophétisant la prochaine révolution industrielle imminente, mais c’est assurément plus réaliste.