(Photo: Jake Nebov pour Unsplash)
SPÉCIAL PME. L’instabilité des chaînes d’approvisionnement observée depuis le début de la pandémie force la remise en question du modèle Toyota, basé sur des stocks minimaux. « C’est un système qui fonctionne très bien, sauf que c’est un système qui n’est pas résilient au risque », explique Marie-Ève Rancourt, professeure agrégée au Département de gestion des opérations et de la logistique de HEC Montréal.
Si le juste à temps permet des économies substantielles dans la gestion des inventaires, le modèle supporte mal les imprévus comme ceux qui se sont multipliés ces 18 derniers mois. Sans avancer que le système dominant des 30 dernières années se meurt, la professeure Rancourt croit que les événements récents forcent les entreprises à réévaluer l’efficacité des anciennes habitudes. « Si tu veux une chaîne logistique résiliente au risque, c’est une chaîne qui va coûter plus cher. Pourquoi? Parce qu’il n’y a pas de miracle. Pour produire et ne pas manquer de rien, ça prend des stocks, et ça, ça coûte cher. »
Même si le maintien d’inventaires sur le site de production coûte cher, il présente l’avantage indéniable de sécuriser la ligne de production. Cette stratégie comporte toutefois un certain nombre de risques, souligne Marie-Ève Rancourt. « Avoir des stocks, ça coûte de l’argent, poursuit-elle. Ça en coûte à entreposer, ça en coûte parce que le stock peut devenir désuet et ça en coûte parce que peut-être que tu n’en auras pas besoin, finalement. »
« On revient à une approche un peu plus conservatrice au niveau des stocks », remarque son collègue de département, le professeur adjoint Remi Charpin. « On est parti d’une situation où les entreprises accumulaient des stocks pour produire. Après, on a suivi la gestion à la japonaise, à la Toyota, où on allait avoir moins de stocks et produire en fonction de la demande pour adapter le produit donc d’avoir des stocks très bas, pour faire baisser les coûts, pouvoir sortir les produits plus rapidement et pour pouvoir s’adapter à la demande changeante », explique l’expert en gestion des opérations.
Actuellement, les entreprises se retrouvent devant une sorte de dilemme entre stocker et ne pas stocker. « On est un petit peu entre les deux. On essaie toujours d’avoir des stocks relativement bas, c’est très important pour les coûts et pour pouvoir s’adapter à la demande, analyse Remi Charpin. On ne peut pas accumuler trop de stocks sans savoir quel va être le produit final, mais on veut aussi se prémunir contre la rupture de chaînes d’approvisionnement, de temps de livraison qui peuvent s’allonger comme on a vu avec ce qui s’est passé au canal de Suez et la pandémie. »
C’est d’ailleurs la stratégie adoptée par le Groupe Cambli, de Saint-Jean-sur-Richelieu. L’entreprise spécialisée dans le blindage de véhicules s’est vue contrainte de laisser tomber, en partie, le juste à temps afin de sécuriser sa production et respecter ses propres délais de livraison. « Une composante critique dans la fabrication d’un véhicule blindé, c’est le châssis. En ce moment, les châssis utilisés par nos clients sont indisponibles » en raison de la pénurie de microprocesseurs qui frappe l’industrie automobile, explique Véronique Tougas, présidente du Groupe Cambli.
La rareté des châssis a forcé l’entreprise à revoir son rapport aux stocks, admet-elle. « On sait très bien ce que coûte un arrêt de production sur une ligne, donc on veut éviter ça autant que possible. » Lorsque l’occasion s’est présentée d’acheter des châssis Ford pour fabriquer ses véhicules tactiques destinés aux forces policières, Véronique Tougas n’a pas hésité. « Quand j’ai eu cette petite fenêtre d’opportunité, j’ai acheté un nombre de châssis, parce que c’est ce qu’il fallait faire. Pourquoi? Parce qu’on sait très bien que si on ne prenait pas cette occasion-là, on n’allait pas être capables de servir nos clients en 2022 pour ce type de produit. »
Pour Cambli, comme pour toutes les autres entreprises québécoises, le défi demeure d’établir l’équilibre entre la constitution de stocks et le juste à temps. « C’est l’arbitrage entre deux types de coûts : le coût de stockage et le coût de transport », résume Leandro C. Coelho, professeur à la Faculté d’administration de l’Université Laval, qui rappelle que le manque d’une composante parmi des milliers, comme les puces informatiques, peut arrêter toute la chaîne de production. Et ça, ça coûte cher.